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Joseph Stiglitz
: «Le problème vient du fait que ce sont les ministres des Finances
qui siègent au FMI. Comme les états-Unis dominent les marchés financiers
internationaux, il n'est pas surprenant que les politiques du FMI
reflètent leur point de vue.»
(Photo Ceccarini/Le Figaro)
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Joseph Stiglitz
: «Le FMI répond aux intérêts de Wall Street»
L'unilatéralisme américain met en péril la mondialisation,
selon le Prix Nobel d'économie. Il remarque que les pays qui n'ont pas
écouté les conseils du FMI ne sont pas ceux les plus mal en point.
Propos recueillis par Laure Mandeville et Jean-Louis
Validire
[09 août 2002]
LE FIGARO. - Après avoir passé trois ans dans l'Etat major de la
Banque mondiale, vous publiez une critique violente des politiques menées
par le FMI à travers le monde en développement. Vous accusez carrément
l'organisation de se servir de l'idéologie libérale pour promouvoir les
intérêts des pays industrialisés, et notamment ceux de l'Amérique. C'est
une grave accusation!
Joseph STIGLITZ. - Oui, et je peux illustrer mon point de vue. Prenons
la question du commerce international. Les pays industrialisés, et notamment
les Etats-Unis, sont de fervents défenseurs de la libéralisation du commerce.
Mais si vous regardez ce qui se passe vraiment, ce commerce mondial est
très asymétrique, très injuste. Sous la pression des pays développés,
le Sud ouvre ses frontières, abolit les subventions, pendant que le Nord,
qui devrait pourtant être en mesure de s'adapter beaucoup plus vite, continue
d'interdire l'entrée des produits en provenance du Sud et maintient les
subventions pour défendre ses propres produits. Quand les états-Unis ont
négocié sur le textile avec la Chine, les Américains ont donné à celle-ci
dix ans pour s'adapter à la libéralisation du commerce, alors qu'eux-mêmes
ont expliqué avoir besoin de quatre années de plus pour le faire, soit
quatorze ans au total!
Deuxième exemple flagrant: la libéralisation des marchés de capitaux,
un processus destiné à permettre une plus grande facilité d'entrée et
de sortie des capitaux à court terme. Les faits ont montré que cette grande
fluidité crée beaucoup d'instabilité dans les pays en voie de développement.
Surtout, on s'est aperĉu que cela ne contribuait pas à la croissance économique.
Une question se pose alors: pourquoi le FMI demande-t-il une libéralisation
du marché des capitaux? La réponse est évidente. Le FMI répond aux intérêts
des marchés financiers et des pays industrialisés avancés. Il ne répond
pas aux préoccupations réelles du monde en développement.
La libéralisation des marchés de capitaux est justifiée par le besoin
d'argent du monde en développement...
Bien sûr que les pays ont besoin de capitaux. Cet argument a été utilisé
en Asie du Sud-Est. Mais en fait, il s'avère que l'Asie du Sud-Est n'en
avait justement pas besoin. Son taux d'épargne variait de 30 à 40%, elle
avait du mal à investir les capitaux qu'elle récupérait à l'intérieur
du pays. Dans ce cas d'espèce, l'argument sur l'importance de l'accès
aux capitaux étrangers était totalement irrecevable. Et, malgré tout,
il a été mis en avant.
Mais alors pourquoi les gouvernements d'Asie du Sud-Est ont-ils libéralisé?
Pour faire plaisir au FMI?
Le gouvernement américain, sous l'influence du Trésor américain, menaĉait
les pays d'Asie de sanctions s'ils ne s'ouvraient pas. La Corée par exemple
était prête à libéraliser, mais à son rythme. Alors, nous avons posé ouvertement
la question. Pourquoi était-il si important pour les Etats-Unis d'accélérer
cette libéralisation? Cela allait-il créer des emplois aux Etats-Unis?
Ou le but était-il que Goldman Sachs et les autres sociétés financières
gagnent plus d'argent? Dès 1993, il était clair que l'ouverture des marchés
de capitaux allait être déstabilisante.
Vous dites dans votre livre, ce qui est assez effrayant, que les pays
qui n'ont pas écouté les conseils et les recettes du FMI, comme la Chine
ou la Malaisie, sont justement ceux qui s'en sortent le mieux. Le FMI
sert-il à quelque chose?
Si vous regardez l'état des lieux dans les pays en transition comme la
Russie ou les actions menées en temps de crise, le bilan du FMI est très
mauvais. La Malaisie par exemple a fait l'opposé de ce que préconisait
le FMI. Résultat, c'est elle qui a eu la crise la plus courte et elle
opère une convalescence rapide. En revanche, le bilan des programmes d'aide
du FMI est à tout à fait catastrophique. L'Indonésie, la Thaïlande, la
Corée, la Russie, le Brésil et pour finir l'Argentine: six échecs en moins
de six ans, c'est beaucoup! L'ironie, c'est que le FMI débarque dans ces
pays en leur demandant d'être extrêmement prudents, de pratiquer l'austérité
budgétaire. Après toutes les mauvaises dépenses qu'il a lui-même engagées!
Certains oligarques russes ont souligné avec ironie qu'il aurait été préférable
d'envoyer l'argent du FMI directement sur les comptes off shore de Chypre!
Comment expliquez-vous les lourdes erreurs commises en Russie en 1998.
Ce fut certainement un mélange de mauvaise politique économique et de
considérations politiques. Les gens du FMI croyaient vraiment que le «crédit
FMI» allait porter ses fruits. Alors que nous, à la Banque mondiale, nous
avions fait nos calculs et nous étions sûrs que cela échouerait. La surprise
du FMI montre que ses experts avaient mal fait leur travail. Même chose,
en Thaïlande, on était sûrs qu'on allait vers une récession, sûrs que
la rétractation du commerce allait rendre cette récession encore plus
terrible. Mais quand tout s'est effondré, l'homme du FMI en charge du
dossier s'est contenté de dire qu'il avait commis une erreur et qu'«on
allait ajuster la politique». Ce qu'il semblait oublier, c'est qu'«ajuster
la politique» prendrait 10 à 12 mois. Je leur ai dit: «Si un pays est
en banqueroute à cause de votre politique, malheureusement, le fait de
changer de politique ne va pas les sortir de la banqueroute en un jour.
Vous détruisez des organisations, des entreprises, mais vous ne pouvez
pas réparer aussi vite.» Cela ne les a pas ébranlés. C'est cela que j'appelle
une mauvaise politique économique.
L'autre explication est politique: le Trésor américain, qui représente
le gouvernement au FMI, et qui sur ce dossier avait un avis qui pesait
plus lourd que les autres, était persuadé qu'il fallait s'en tenir à notre
pari sur Eltsine, même si c'était un cheval très risqué. Il s'agissait
d'une décision politique, pas économique. Cela restait une décision folle,
je vous l'accorde, car si vous mettez de l'argent dans quelque chose qui
ne va pas marcher, vous ne faites qu'acheter un peu de temps. Mais il
ne faut pas oublier qu'aux Etats-Unis, les démocrates voyaient arriver
les échéances électorales.
C'est tout de même fascinant. Nous parlons de problèmes économiques internationaux,
et nous en revenons toujours à parler de la politique du Trésor américain.
Pourquoi? Après tout, le FMI n'est pas spécialement une organisation américaine...
Je ne trouve pas cela surprenant, parce que si vous regardez les gouverneurs
du FMI, c'est-à-dire ceux qui prennent les décisions, vous vous apercevrez
que depuis l'origine, un seul pays a le droit de veto: les Etats-Unis.
Cela donne plus de facilité au Trésor américain pour exercer son influence.
Le problème vient aussi du fait que ce sont les ministres des Finances
qui siègent au FMI, des ministres des pays industrialisés qui représentent
essentiellement les intérêts de la communauté financière. Comme les Etats-Unis
dominent les marchés financiers internationaux, il n'est pas surprenant
que les politiques du FMI reflètent leur point de vue.
Y a-t-il une manière de réformer le fonctionnement du FMI?
La première chose à faire est bien sûr de reconnaître qu'il y a problème.
On comprend que le système doit être critiqué. Si neuf patients sur dix
soignés par le même médecin meurent, il est clair que le médecin ne sait
pas ce qu'il fait.
Votre démission semble pourtant indiquer que l'institution ne pourra pas
être réformée de l'intérieur?
Le FMI est une institution publique, créée par des gouvernements pour
servir les peuples du monde, mais qui prétend ne pas l'être. Si nous avons
un monde global en droit d'utiliser cette institution globale de la meilleure
manière, nous devrions pouvoir choisir les meilleures personnes pour remplir
les missions du FMI. Or nous voyons que pour toutes les missions du FMI
concernant les pays en voie de développement, rien n'oblige les gens à
la tête de l'organisation à avoir la moindre expérience préalable de ces
pays. C'est un scandale.
Deuxième point: il faut s'attaquer à la source fondamentale du problème,
c'est-à-dire aux gouverneurs. La réforme fondamentale doit consister à
changer les gouverneurs. Je ne suis pas très optimiste, car les Etats-Unis
ne vont jamais abandonner leur veto. Mais existe-t-il d'autres réformes
plus modestes, susceptibles de marcher? Oui. Il faut accroître la transparence
et le degré de responsabilité des décideurs du FMI. Si on est plus transparent,
les gens en savent plus, et la pression publique est plus grande. Elle
peut s'exercer de la part de l'opinion publique et des gouvernements,
qui sont représentés par les ministres des Finances. Il faut aussi trouver
un moyen de sanctionner les erreurs commises. Au FMI, avant même de mettre
un projet économique en ?uvre, on ne calcule jamais quel sera son impact
sur la pauvreté, sur le chômage. On se concentre sur les conséquences
budgétaires ou les risques inflationnistes! Pourtant, ne pas avoir de
travail ou souffrir de famine, c'est le pire qui puisse arriver. Il faut
donc rendre obligatoire la mesure de l'impact des politiques menées sur
la pauvreté et le chômage.
L'après-11 septembre et la priorité donnée par l'Amérique au renforcement
de la lutte antiterroriste ne renvoient-ils pas la question du développement
au second plan?
Au contraire, je pense qu'en un sens, les chances d'ouvrir un débat sur
le développement ont augmenté depuis le 11 septembre. D'abord parce que
si la pauvreté ne crée pas nécessairement le terrorisme, l'absence de
perspectives et le chômage constituent un terrain très fertile pour le
faire prospérer. C'est le désespoir qui mène les gens à devenir des kamikazes.
On ne fait pas ĉa si on a des espoirs pour son avenir. De plus, il semble
y avoir au sein même de l'Administration Bush la prise de conscience qu'il
faut se préoccuper de la pauvreté, au minimum au nom de notre intérêt
bien compris.
Pensez-vous que la dynamique des intérêts bien compris des Etats-Unis
dans le monde va continuer de prévaloir sur ces sujets. Ou verrons-nous
émerger une sorte de gouvernement multilatéral économique?
Il existe des structures multilatérales comme l'Agence internationale
pour le développement, au sein de la Banque mondiale, qui s'occupent de
gérer l'aide au développement. Mais le Trésor américain continue d'avoir
une conception unilatérale du développement. Il est très difficile d'avoir
une action de coopération internationale, quand on a un gros joueur qui
veut définir les règles du jeu. A Monterey, la pression sociale a été
si forte que le président Bush a dû se résigner à des concessions, même
si cela a été fait de mauvaise grâce. Dans la première version de la déclaration
de Monterey, il y avait tout un paragraphe sur les biens publics mondiaux
et sur la nécessité de les financer pour faciliter le développement. Mais
les Etats-Unis ont insisté pour que cela soit enlevé de l'ordre du jour,
faisant de cette exigence la condition sine qua non de la venue de Bush
à la conférence. La philosophie de mon livre est la suivante. Nous avons
la mondialisation, nous avons une plus grande intégration. Mais, si nous
voulons que cela marche pour tous les Etats et que nous croyons à la démocratie,
nous ne pouvons pas continuer à avoir l'unilatéralisme américain, nous
ne pouvons pas avoir un pays qui dicte ses règles au monde entier. Ce
n'est pas dans l'intérêt des Etats-Unis d'avoir une politique basée sur
son intérêt égoïste. La mondialisation implique d'avoir la confiance des
autres pays. Ce n'est pas possible si l'un des protagonistes garde un
projet trop étroit.
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