José Bové le luddite? parution dans les Cahiers de Science et Vie en juin 2001 (autorisation à Frédéric Prat de l'auteur Nicolas Chevassus-au-Louis).
Le 15 mars 2001, José Bové et deux autres syndicalistes de la Confédération
Paysanne étaient condamnés à dix mois de prison avec sursis par le Tribunal
Correctionnel de Montpellier.
Ils étaient poursuivis pour avoir organisé la destruction de plants de riz transgéniques
au sein d'une serre appartenant à un organisme public de recherche.
Durant l'audience, les prévenus avaient revendiqué hauts et fort leurs actes,
appelant ensuite à renouveler les destructions de champs d'OGM (Organismes Génétiquement
Modifiés).
Ces manifestations marquent le retour des actions directes contre l'introduction
de nouvelles technologies.
De telles actions étaient fréquentes au début de la révolution Industrielle.
Témoin, l'épopée du mouvement anglais des luddistes, qui luttèrent, en vain,
entre 1811 et 1816 contre la mécanisation de l' industrie textile.
Tout commence au sein du Nottinghamshire, ce comté des Midlands, au nord-ouest
de l' Angleterre, non loin de la frontière écossaise.
En mars 1811, les artisans de la bonneterie se révoltent contre l'introduction
de machines à tricoter des bas. En moins d'un an, près d'un millier de machines
(sur environ 30 000 que comptait le pays) vont être détruites par des bandes
se revendiquant d'un mystérieux Général Ned Ludd.
« Nous n'abandonnerons jamais les Armes jusqu'à ce que la Chambre des communes
passe une Loi pour supprimer toute Machine nuisible au peuple [...]. Nous le
jurons. Plus de pétitions -à quoi bon- aux armes. Signé par le Général de l'Armée
des Justiciers Ned Ludd Secrétaire Justiciers pour toujours Amen » dit l'une
de leurs proclamations.

Qui est ce mystérieux Ned Ludd ? Aujourd'hui encore, personne
ne le sait. Presque aucune archives écrites, aucun témoignage ou récit émanant
d'un de ces justiciers...
L'étude de cette révolte est un casse-tête pour les historiens. Ned Ludd a-t-il
vraiment existé ?
Leux chefs étaient des étrangers venus des grandes villes. Beaucoup n'appartenaient
pas à la classe ouvrière » croit savoir l'écrivain Charlotte Brontë qui retrace
la période luddiste dans un de ses romans.
Ned Ludd était-il un nom collectif ? On ne le saura sans doute jamais. Mais
des milliers d'insurgés se réfèrent à lui, revivifiant ainsi une tradition bien
ancrée de la forêt de Sherwood voisine: « Ne chantez plus vos vieux airs sur
Robin des Bois Ses exploits je n'admire guère. Je chanterai les Hauts Faits
du Général Ludd Aujourd'hui le Héros du Nottinghamshire » chantent les révoltés.
Si le général Ludd n'a peut être jamais existé, les luddistes fonctionnent en
revanche comme une armée disciplinée et organisée. Leurs destructions de machine
sont planifiées, et leurs propriétaires sont menacés à l'avance.
Un certain M. Smith, manufacturier à Huddersfield reĉoit ainsi la lettre suivante,
signée de l'inévitable Ludd: « L'information vient de me parvenir que vous détenez
une de ces détestables Tondeuses Mécaniques et mes Hommes me demandent de vous
écrire pour vous avertir loyalement qu'il faut les démolir. [...] Vous Noterez
que si elles ne sont pas démontées à la fin de la semaine prochaine, j'enverrai
un de mes lieutenants avec au moins 500 hommes pour les détruire ».
Les fabriquants qui se conforment aux conditions imposées par les luddistes
voient apposés sur leurs machines une note stipulant que « Ce métier fait un
travail de qualité, au juste prix ».
Cette étonnante organisation se manifeste également dans l'extension progressive de la révolte à d'autres régions du Royaume.
Les révoltés du Nottinghamshire envoient leurs émissaires dans le Yorkshire,
où les artisans se révoltent contre la machine à tondre la laine et dans le
Lancashire où ce sont cette fois les tisserands du coton qui entrent en rébellion.
A la fin du mois de décembre 1811, la situation est quasi-révolutionnaire. « L'état d'Insurrection qui s'est installé dans le pays au cours du dernier mois n'a pas d'équivalent dans le pays depuis les temps troublés de Charles I » écrit le correspondant à Nottingham du Leeds Mercury qui poursuit « Les émeutiers apparaissent soudainement, en groupe armés, bien encadrés; leur chef, quel qu'il soit, est appelé General Ludd, et ses ordres sont suivis à la lettre comme s'il avait reĉu son autorité des mains du souverain ».
Cette guérilla menée avec un large soutien populaire va de pair avec une lutte
menée à visage découvert, sur le terrain parlementaire. Tandis que les luddistes
s'activent dans les campagnes, les Associations des artisans du textile, que
l'on appelait pas encore des syndicats, dépêchent à Londres des émissaires pour
plaider leur cause.
Ils demandent au Parlement l'application d'une ordonnance ancienne du roi Edouard
VI, tombée en désuétude, qui interdit l'utilisation de la laineuse mécanique.
Dès le début du siècle, des pétitions avaient été adressées au Parlement pour
réclamer une loi limitant les métiers à tisser, supprimer les moulins à laine
et renforcer l' apprentissage.
Mais la révolte qui gronde dans les campagnes renforce la position des missi
dominici des insurgés. Ils font valoir que les produits fabriqués artisanalement
sont de qualité bien supérieure à ceux fabriqués par des machines.
Remarquables lobbystes, ils apportent avec eux des échantillons de leurs meilleurs
ouvrages qu'ils distribuent aux personnes influentes. Le prince régent reĉut
ainsi des bas, des soieries et des mouchoirs.« Nous avons de bonnes raisons
de penser que le Prince Régent est également en notre faveur.
Nous n'avons plus qu'à nous battre contre les Disciples du Dr Adam Smith [théoricien
du libre échange NDLR]dont les principes sont exécrés dans le Royaume tout entier
» croît triompher un émissaire des luddistes dans un courrier adressé à ses
compagnons de Nottingham le 30 juin 1812.
Deux jours plus tard, il doit déchanter. Le cabinet ministériel écarte les
revendications des insurgés. Inquiet de cette révolte dans laquelle il voit
l' influence des jacobins et des sans culottes franĉais honnis, le gouvernement
choisit la répression.
L'armée est dépêchée dans les campagnes, et s'installe parfois sur le site même
des manufactures.
Trente mille hommes sont envoyés, soit plus que le corps expéditionnaire qui
combat au même moment les armées napoléoniennes en Espagne.
Après un débat parlementaire houleux, qui vit notamment le poète Lord Byron
(originaire du Nottinghamshire) prendre la défense des insurgés, une loi prévoyant
la pendaison des briseurs de machine est votée.
Plusieurs dizaines de luddistes sont exécutés et le mouvement s'essouffle dès
la fin de l'année 1812.
Malgré une nouvelle éruption de colère en 1816, les luddistes disparaissent
des chroniques, et avec eux leurs métiers d'artisans du textile. « depuis l'introduction
des machines, la totalité des draps de laine est apprêtée par un nombre relativement
réduit de travailleurs, surtout de jeunes garĉons [...]
Les anciens tondeurs de drap se sont reconvertis comme ils ont pu; certains
comme gardes, porteurs d'eau, éboueurs, ou bien ils vendent des oranges, des
gâteaux des rubans et de la dentelle, du pain d'épice, du cirage, etc... » rapporte
en 1841 un chroniqueur de la Révolution Industrielle.
Quelles leĉons tirer de cet épisode dramatique? Une certaine tradition historiographique
y voit une manifestation de colère sans lendemains, de « violence physique insensée
» et de « vandalisme aveugle » selon les termes de l'historien anglais Duncan
Bythell, menée par des laissés pour compte de la Révolution Industrielle.
Cette analyse est sous-jacente à la connotation péjorative qu'a aujourd'hui,
surtout en anglais, le terme « luddiste », entendu selon le Concise Oxford Dictionnary
comme « une personne qui cherche à obstruer le progrès ».
Ces historiens s'appuient sur les travaux des économistes qui insistent sur
« les mécanismes de compensation » de l'économie capitaliste, propres à réabsorber
dans d'autres activités les travailleurs privés de leurs emplois par les progrès
technologiques.
Mais depuis la publication en 1964 du livre « Les briseurs de machine » d'Eric
J. Hobsbawn, les historiens portent sur le luddisme un regard plus nuancé. Ils
relèvent que ces mécanismes de compensation s'apprécient sur de longues périodes
historiques, et ne peuvent être perĉus au moment même de l'introduction des
innovations technologique.
Le début du XIXème siècle tombait de ce point de vue on ne peut plus mal. Les
effets du blocus continental imposé à l'Angleterre par les armées napoléoniennes
privaient l'industrie textile anglaise de ses exportations, entraînant un effondrement
du niveau de vie.
Entre 1785 et 1805, les artisans du textile étaient presque tous employés, pour
des salaires de 14 à 15 shillings par semaine.
Entre 1806 et 1817, plus d'un tiers des tondeurs de laine du Yorkshire sont
sous-employés et les salaires sont, en 1814, de 10 à 14 shillings pour les adultes...et
de 5 à 8 shillings pour les enfants qui les ont souvent remplacés.
La disette latente expliquerait que le mouvement luddiste ait pu se développer
aussi vite pour se transformer en émeute de la faim. Elle expliquerait aussi
que le mouvement ait débordé du milieu des artisans du textile.
Parmi les prisonniers jugés aux assises d'York en 1813 pour leur participation
à un coup de main luddiste, on trouve 28 tondeurs de draps...mais aussi 3 cordonniers,
3 mineurs, 1 charpentier, 1 maĉon, 1 marinier...
Tous ces métiers ont en commun de relever de l'artisanat typique de l'économie
d'avant la Révolution Industrielle, organisé selon le système des corporations
placées sous la protection du roi.
Il est significatif que l'activisme politique des luddistes se soit ainsi tourné
vers la royauté, en demandant l'application d'une ordonnance ancienne ou en
tentant de s'appuyer sur le régent.
Plus que les machines, les luddistes combattaient, selon ces chercheurs, la
généralisation du salariat ouvrier perĉu comme aliénant. L'essor du travail
des enfants était ainsi vivement combattu par les luddistes, qui défendaient
au contraire l'apprentissage.
Comme le note l'historien Edward P. Thomson « le fossé qui séparait un « serviteur
», un ouvrier salarié soumis aux ordres et à la discipline du maître d'un artisan,
qui avait le loisir « d'aller et venir » comme bon lui semblait, était assez
profond pour que les gens soient prêts à verser leur sang plutôt que d'être
contraints à passer d'un bord à l'autre ».
Le luddisme serait donc pour Thompson un « conflit de transition » entre l'époque
moderne et l'époque contemporaine, qui aurait pris pour cible les machines comme
« symbole vivant de l'empiétement progressif du système industriel ».
Même analyse de l'historien Adrian Randall qui relève que « les luddistes ne
demandaient pas l' interdiction totale des nouvelles machines, mais sa réglementation
et son contrôle.
Ils étaient en fait convaincus que l'Etat n'avait moralement pas d'autres choix
que d 'intervenir pour protéger une large communauté du pouvoir oppressif du
capital des entrepreneurs.
Malheureusement pour eux, les gouvernements ne partageaient plus ce système
de valeurs ».
Cette polémique historiographique sur le luddisme rappelle étonnamment la diversité
de jugement des commentateurs sur les actuelles destructions d'OGM.
Obscurantisme dirigé contre tout progrès technique ?
Combat d'arrière-garde, sans aucun espoir d' empêcher l'inéluctable diffusion
des OGM ?
Action maladroite qui se trompe de cible en combattant les plantes transgéniques
au lieu de développer une production agricole de qualité ?
Ou lutte contre « les OGM qui constituent le paroxysme d'un modèle agricole
industriel et intensif qui élimine massivement et ruine les petits paysans des
pays du Sud, tout comme ceux des pays développés» comme l'écrit la Confédération
Paysanne ?
On aimerait connaître le jugement porteront les historiens de demain sur les actuels saccageurs d'OGM.
Pour en savoir plus :
The handloom weavers D. Bythell, Cambridge University Press, Cambridge, 1969
The machine breakers E.J. Hobsbawn, in Labouring Men. Studies in the History
of Labour, London, Weindenfeld and Nicolson, 1964
The lessons of luddism Adran Randall, Endeavour (1998)
The machine Breakers and the industrial Revolution Alessandro Nuvolari, Proceedings
of the European Historical Economics Society Summer schools, Lund, 1999
La formation de la classe ouvrière anglaise Edward P. Thompson, Gallimard, Le
Seuil, Paris, 1988