Forçage génétique : l'UICN à l'heure des choix, L'Ecologiste Mars-Mai 2020
H. LefMeur (OGM dangers), J. Sy (Pollinis).

Seul le recul historique permet de comprendre l’évolution des sciences, des techniques et de nos sociétés. Avant de parler du forçage génétique, dernière disruption des « sciences de la vie », il faut faire un détour par l’histoire récente.

Terminator

Dans les années 2000, l’association RAFI (actuellement ETC Group) a révélé que toutes les grandes entreprises et même le ministère américain de l’agriculture avaient des brevets pour des procédés de « sciences de la vie » qu’elle a regroupés sous le nom de Terminator. Le principal brevet s’intitulait « contrôle de l’expression des gènes ». Une telle construction, qui ne se résume pas à un simple gène, mise dans une plante, n’aurait pas empêché les semences de germer et de donner du grain. Mais ce grain aurait été stérile. Le paysan ne pouvait plus garder son grain pour le remettre en terre. Il devenait le simple exécutant de la firme. Autrement dit des entreprises se mettaient en amont de la chaîne alimentaire globale. R. Fraley (Monsanto) reconnaissait déjà qu’il travaillait à « la consolidation de la chaîne alimentaire entière »1. Les communicants ont alors tenté de dire que cette stérilisation du vivant visait à éviter que les fermiers gardent leurs graines. H. Collins critiquait ainsi la « pratique séculaire [millénaire en fait !] de sauvegarde des semences [qui] désavantage terriblement les agriculteurs du tiers-monde, qui se trouvent ainsi condamnés malgré eux aux variétés obsolètes pour n'avoir pas fait l'effort de cultiver de nouvelles variétés plus rentables. »2. Justement il vendait ces variétés "plus rentables" !

Stérilisation du vivant

La vérité est que les "sciences du vivant" travaillaient à la stérilisation du vivant et les chercheurs d’État n’avaient pas été en reste. Nous les appellerons nécrotechnologies (sciences de la mort).

On a parfois objecté qu’on avait depuis longtemps procédé à la castration des boeufs et que c’était la même stérilisation. C’est une erreur pour deux raisons. La première est que si on pense que la castration est une erreur, cela ne justifie pas de la généraliser ! La seconde est qu’en fait si le fermier castre un taureau pour qu’il grossisse plus vite, c’est sa décision et il en assumera les conséquences. Ce n’est pas le choix d’une multinationale ou d’un service d’État. Enfin la castration est un acte irréversible et non une mise en pouvoir d’un tiers à « contrôler la stérilité ».

Certains activistes ont évoqué la peur que la construction génétique (de stérilité) se propage. C’est oublier que si elle se propage, c’est qu’elle ne fonctionne pas puisque la propagation se fait par la reproduction sexuée, impossible pour des organismes stériles. On pourrait alors se demander comment les scientifiques pouvaient multiplier des plantes « stériles ». La réponse est que cette construction de contrôle de la stérilité ne s’activait qu’avec l’aspersion d’un antibiotique.

Essais sur les moustiques

La stérilité, ou le contrôle de la stérilité ce qui est plus fort, a de nombreuses utilités pour les industriels, dont les hybrides qui rendent les paysans dépendants. Plusieurs entreprises ont ainsi développé des méthodes pour rendre stériles les moustiques mâles. La première méthode a consisté à les irradier pour les rendre stériles. Dans un premier temps, des lâchers de ces moustiques au Brésil ont été faits et ont fait baisser les effectifs de moustiques. Puis les effectifs sont remontés car les femelles semblaient ne pas trouver les mâles irradiés à leur goût3 ! De plus, la population de moustiques avait rebondi environ 18 mois après le début. La deuxième méthode consiste à mettre une construction génétique chez les mâles qui fait que parmi les descendants, les femelles meurent avant la fin du stade larvaire4. Du coup, un tel mâle n’aura que des descendants mâles, mais ses descendants n’ont qu’une chance sur deux d’avoir la construction génétique (Lois de Mendel en génétique cf. Figure 1). Par contre, plus on fournit en tels mâles, moins l’espèce a de chance de perdurer. Mais elle n’est pas éradiquée.

Forçage génétique / Gene drive
Figure 1 : Transmission d’un nouveau gène selon les lois classiques de Mendel (gauche).
Environ 50% des descendants auront ce gène. Seule la pression de sélection fera une différence.
Dans le cas du forçage génétique (droite), 100% des descendants ont le gène.

Le forçage génétique

Tout cela ne pouvait suffire à ces scientifiques qui veulent se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Dans la construction précédente, les règles de la reproduction mendellienne restent vraies. Et les gènes d’un petit résultent de ceux de chacun de ses deux parents. C’est la force de la reproduction sexuée.

Dans un forçage génétique (gene drive en anglais), une construction génétique est mise, mais sa particularité est d’aller voir sur le chromosome apparié (issu de l’autre parent) si elle est présente. En cas d’absence, elle s’y recopie. En clair, cette construction force les chromosomes issus de l’autre parent à être pareils que ceux du parent Génétiquement Modifié (GM) par Forçage Génétique. On dit alors à la fois qu’il est génétiquement forcé et qu’il est forçant. Il est forcé et force l’Autre à être comme lui.

Supposons qu’on ajoute un gène létal pour les femelles (comme avant) dans cette construction génétique, alors 100 % des descendants (et pas seulement 50 % comme dans la génétique mendelienne) auront ce trait. Donc 100 % des femelles mourront. La Figure 1 décrit une transmission mendélienne classique et une transmission par forçage génétique. Le caractère hégémonique de cette technique apparaît. Une expérience a été faite en serre et elle a vérifié qu’une population de mouches était éradiquée en 7 à 11 générations5.

Les objectifs

La fondation Bill et Melinda Gates et l’armée américaine financent un projet de forçage génétique appliqué au moustique et tentent de vendre l’éradication de tout moustique, ce qui permettrait d’éviter la malaria ! Et là, on voit qu’il est difficile d’aller contre ce projet qui prétend sauver des africains de la malaria en invoquant le droit des moustiques à vivre … Le piège de la compassion associé à une "économie de la promesse" rend notre discours d’écologistes difficile à entendre. Mais vrai. Les industriels ont même eu l’idée de mettre un gène qui confère au moustique une résistance au parasite vecteur de la malaria6. Le parasite ne pouvant plus se propager par ces moustiques forcés (et forçant), ce serait lui qui disparaîtrait … ou contournerait l’impossibilité par d’autres hôtes engendrant de nouvelles souches peut-être plus dangereuses ? Les moustiques ne seraient alors pas éradiquée, mais entièrement GM. D’autres variantes s’appliquent à des organismes pour lesquels on met un gène de susceptibilité à tel ou tel produit. Ou alors on renforce une espèce qui, sinon, semble condamnée à disparaître. Voire on ressuscite une espèce disparue comme le mammouth laineux (dont on ne connaît pas l’alimentation!). Arrêtons-nous à cet exemple. Si une espèce disparaît parce qu’elle ne coévolue pas avec son écosystème, un vrai écologiste l’acceptera. Mais si l’écosystème a été ravagé par les "progrès de la science et de l’Industrie", alors il doit la défendre. Ce que nous reprochons à notre monde n’est pas la disparation d’espèce, mais son accélération faramineuse et sa cause dans les activités industrielles7. Alors que les OGM sont des manipulations d’organismes, avec le forçage génétique, c’est l’écosystème qui est modifié. Bref les conséquences sont incalculables et les risques inconnus.

Les écologistes préconisent des méthodes alternatives pour lutter contre la malaria qui consistent à assécher les marais, ou à les encourager loin des habitations, à utiliser certaines plantes pour soigner, ou des moustiquaires … En tous les cas, le forçage génétique consiste à imposer une construction génétique contournant les règles mendeliennes. Celles-ci assurent un brassage génétique et donc la biodiversité. Car la biodiversité trouve sa source dans la multiplication des écosystèmes et est renforcée par la reproduction sexuée.

Les partisans du forçage génétique

On ne s’étonnera pas de voir presque tous les biologistes moléculaires être favorables au forçage génétique, fût-ce avec des modalités d’application. Ils sont fascinés par le pouvoir de s’affranchir de la Nature, ce qu’ils voient comme une liberté, alors que c’est une volonté de Puissance. On comprend aussi que les militaires ont consacré 100 millions de $ en 20168 à cette technique afin de nous en protéger bien sûr … Pourtant, Andrea Crisanti, pionnier du forçage, affirme que « En aucune façon cette technique ne pourrait être utilisée pour un usage militaire »9. Un rapport américain classait les techniques de modification génétique dans les armes de destruction massive en 201610. L’agence européenne d’évaluation des aliments (AESA) a constitué un groupe de travail sur le forçage génétique. On peut quand même saluer l’un de ses pionniers (Dr Esvelt) qui est « chaque jour affolé de ne pas penser à toutes les conséquences ». Mais n’est-ce pas une posture comme Oppenheimer qui regrette la bombe atomique qu’il a contribué à faire ? Bien sûr, c’est mieux de critiquer que se taire. Mais ne rien faire aurait été mieux.

La plupart des associations ne sont pas au courant du sujet. Ou alors elles ne s’estiment pas suffisamment informées. La première des actions serait alors que les lecteurs de L’Ecologiste transmette ce présent article à leur association préférée. De nombreuses associations avaient pris position lors d’un appel à moratoire en décembre 201611. Plusieurs associations françaises souhaitent encourager les prises de position des associations écologistes françaises contre le forçage génétique.

Biodiversité, UICN et Europe

Plus grave, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) envisage de débattre du mode d’acceptabilité de ce forçage génétique lors de son congrès mondial à Marseille en juin prochain. Cette structure est à la fois constituée d’entreprises, d’États et de quelques associations. Il serait bien que les lecteurs de L’Ecologiste écrivent à leurs associations pour leur dire qu’ils refusent que soient largués des organismes forcés et forçant dans la Nature avec la caution de l’organisme mondial qui a pour « Impératif […] la conservation de la biodiversité », même avec le « consentement libre, préalable et en connaissance de cause des peuples autochtones et des communautés locales »12. En 2016, l’UICN, actionnée par plusieurs scientifiques spécialistes de biologie synthétique, souvent financés par des fondations américaines favorables au forçage, avait tenté de faire passer un soutien à la biologie de synthèse. La pression d’ONG avait limité à un moratoire. L’UICN discute donc de l’acceptabilité de la « biologie de synthèse (y compris le forçage génétique) », et l’une des sessions du congrès mondial de juin prochain à Marseille est « Technologies génétiques : pourquoi on ne peut pas les exclure ». Mais comment peut-on promouvoir la conservation de la nature et discuter d’une technique d’éradication d’une espèce ?

En revanche, le Parlement européen a invité la commission et les Etats membres « à solliciter, lors de la COP15, un moratoire mondial portant sur la dissémination d’organismes issus du forçage génétique dans la nature »13 (point 13) et à soutenir ses « engagements en faveur de la biodiversité lors de ce forum » (point 74) de l’IUCN à Marseille en juin prochain. Si les citoyens et les associations ne s’en mêlent pas, cela ne sera pas suffisant.

Notes

1 The Hindu, 01 mai 1999

2 Note distribuée par l’auteur lors de la rencontre de la FAO à Rome le 12 juin 1998

3 Scientific Reports volume 9, Article numéro: 13047 (2019) https://www.nature.com/articles/s41598-019-49660-6

4 A. Shelton et al. First Field Release of a Genetically Engineered, Self-Limiting Agricultural Pest Insect: Evaluating Its Potential for Future Crop Protection, Front. Bioeng. Biotechnol., (2020)

5 Kyrou et al. A CRISPR-Cas9 gene drive targeting doublesex causes complete population suppression in caged Anopheles gambiae mosquitoes. Nature biotechnology (2018) 36:1062

6 V. Gantz et E. Bier, The mutagenic chain reaction: A method for converting heterozygous to homozygous mutations, Science 348 (6233) (2015) 442-444

7 On ne doit pas reprocher collectivement aux « hommes » les ravages de la Nature car ils n’en sont pas également responsables ! Il existe des indiens d’Amazonie qui n’ont jamais utilisé d’avion ! T. Sallantin explique que nous ne vivons pas une anthropocène, mais une mégalo-cène.

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