Intervention de Olivier Rey lors de la conférence-débat du 7 avril 2006

La science est-elle chosifiante ?
Le cas des animaux transgéniques.

Peter Sloterdijk a écrit : « La haute technologie moderne peut être décrite comme une grande machine de découverte de soi par celui qui l'utilise. » Pourquoi ? Parce que, que cette technologie soit mue par les désirs des chercheurs où la main invisible du marché, elle montre à quoi tendaient ces puissances qui agissaient dans l'ombre.
Dans cette perspective, les OGM nous révèlent-elles quelque chose sur nous-mêmes, et si oui, quoi ?

Il est bon de réfléchir un instant à ce qui, d'une manière générale, meut la science.

Freud affirme que le désir de savoir chez l'enfant, dénommé « pulsion épistémophilique », désir qui outrepasse de loin ce que les soucis pratiques immédiats pourraient commander, s'alimente à deux sources. D'une part un « plaisir de voir » - Schaulust - qui cherche à se satisfaire. Voir ce qui était dérobé au regard est en soi une jouissance. Le rôle joué par la lunette au début de la science moderne - Galilée aurait épuisé ses yeux à scruter le ciel à travers elle -, ressortit en partie à cette passion, en révélant ce que jusque-là l'éloignement empêchait de distinguer - taches solaires, relief de la lune, satellites de Jupiter. D'autre part le désir de savoir est l'expression, transposée au niveau intellectuel, " sublimée ", d'une pulsion d'emprise - qui s'avoue franchement dans l'équation baconienne savoir=pouvoir, et les brutales métaphores du même Bacon engageant à mettre la nature à la question pour lui soutirer ses secrets. Les deux courants - plaisir de voir, pulsion d'emprise - s'allient pour pousser l'enfant à s'interroger sur l'énigme de sa propre origine. Question fondamentale dirigée vers l'obscurité fondatrice, inspiratrice de l'insatiable et multiforme curiosité enfantine.

On dira que la question reçoit, assez rapidement, sa réponse : l'enfant découvre, tôt ou tard, qu'il est issu de la sexualité de ses parents. Les choses s'arrêtent-elles là ? Pas forcément. D'une part le désir de savoir, mis en mouvement, va pouvoir se prolonger, s'appliquer à d'autres objets, à n'importe quel objet dans le monde. D'autre part, il faut bien le dire, la découverte de l'origine sexuelle est loin d'être satisfaisante. En particulier, elle laisse insatisfaite la pulsion d'emprise. Sans doute sait-on d'où l'on vient : mais cette origine nous échappe, demeure en dehors de notre maîtrise, de notre contrôle. D'où la tentation qui peut demeurer d'aller au-delà, de maîtriser l'origine, et pour cela de la désexualiser en réduisant la sexualité à des phénomènes physico-chimiques contrôlés.

Cette tendance, contrairement aux apparences, n'a rien de nouveau. Ce qui a changé, ce ne sont pas les motivations, mais les moyens d'y répondre. Voici ce qu'écrivait Ernest Renan, en 1848, dans L'Avenir de la science :

Une rigoureuse analyse psychologique classerait l'instinct religieux inné chez les femmes dans la même catégorie que l'instinct sexuel.

Cette phrase de Renan aide à comprendre de quoi il retourne. Pour que le règne de la lumière et de la raison autonome arrive, il ne suffit pas que l'homme se soit dégagé des ténèbres de la religion. Il doit également se libérer de la sexualité, qui appartient, dit-il, à la même catégorie. La sexualité non en tant que plaisir sexuel, mais en tant que zone obscure où chaque être trouve son origine. Cette obscurité, dans la psyché occidentale, ce sont les femmes qui en sont porteuses. A l'époque classique on disait, pour les désigner, les personnes du sexe. Ce sont donc elles qu'il s'agit d'évincer. Renan le reconnaît sans ambages, dans ses Dialogues philosophiques :

Ce monde supérieur que nous rêvons pour la réalisation de la raison pure n'aurait pas de femmes.

Et il attendait avec impatience le moment où on pourrait déterminer à volonté le sexe des enfants, et créer par la science une race nouvelle, supérieure, divine, conçue, dit-il, « hors de la matrice de la mère ». Renan était tout sauf un marginal. Il a été lu en son temps par toute l'Europe cultivée, il a été honoré comme peu de savants l'ont été, jusqu'à être enterré aux frais de l'Etat. Certes, il est passé de mode. Mais il est permis de se demander si c'est parce qu'il est dépassé. Ou si, au contraire, on l'oublie parce qu'il tend un miroir trop désagréablement fidèle à une époque qui refuse de s'y reconnaître. N'indique-t-il pas trop clairement, trop franchement, d'où vient l'ardeur déployée, aujourd'hui que la possibilité technique s'en fait sentir, à désexualiser l'origine ?

De deux façons.

C'est-à-dire qu'elle donne aux êtres une origine purement chimique. La sexualité n'y apparaît que désamorcée, vidée de tout contenu, comme la simple rencontre de deux molécules à l'intérieur d'une cellule. Qui plus est, les manipulations génétiques entendent mettre cette pseudo-sexualité entièrement à notre disposition : autant dire la réduire à rien, la faire disparaître.

La génétique flatte le désir de domination de ses propres conditions d'apparition.
La théorie qui veut que l'organisme vivant corresponde au déploiement d'un certain code, ce qui deviendra le fameux « programme génétique » , a d'abord été formulée par un physicien, Erwin Schrödinger, en 1944, dans son ouvrage What is Life ? A cela s'est greffée l'idée que les molécules d'ADN sont le support de ce code, et la découverte de la structure en double hélice de ces molécules par Crick et Watson, en 1953. Les gènes, identifiés à des séquences sur les molécules d'ADN, sont devenus « les briques élémentaires » du vivant, à partir desquelles les organismes peuvent être reconstitués. Ce qui a permis à quelqu'un comme Bernard Dujon, professeur à Paris VI et à l'Institut Pasteur, de dire que « la vraie biologie commence avec le séquençage ».

En vérité, les ambitions grandioses de la génétique contemporaine ont prospéré sur un grave malentendu. Au départ Mendel, observant les lois statistiques de transmission de divers caractères chez des petits pois, a postulé que les caractères différents qu'il observait devaient être déterminés, de façon sous-jacente, par des éléments appelés gènes. Ici, on part des caractères visibles pour les attribuer à des éléments qu'on ne connaît pas, les gènes. Depuis qu'on a pris l'habitude d'appeler gènes des séquences d'ADN, il en va tout autrement : on sait ce que sont les gènes, mais on ne sait pas ce qu'ils déterminent - pour ceux qui déterminent quelque chose. Si bien que la notion de " programme génétique ", qui paraissait devoir tout expliquer, demeure essentiellement une formule creuse. (Sur ces questions, on peut lire à la fois les ouvrages d'André Pichot, en particulier Histoire de la notion de gène, et celui de John Stewart, biologiste et généticien, La Vie existe-t-elle ?)

Il n'y a pas spécialement à rougir de l'échec théorique. Sans doute s'était-on emballé un peu hors de propos, mais bon. Le problème est que l'échec répugne à s'avouer. Dès lors l'échec théorique cherche, en permanence, à se faire oublier dans un activisme technologique débridé. Je cite André Pichot, parlant du décryptage des génomes et du génie génétique :

Ces deux grands programmes de recherche, loin de résulter d'un progrès qui aurait eu des retombées en applications diverses, sont donc surtout des réactions à une situation d'impasse théorique, une manière de laisser en suspens des questions qu'on ne sait pas résoudre, en espérant que les choses finiront par se décanter et s'éclaircir.

Il ajoute, parlant plus pécisément du génie génétique :

Loin d'être la haute technologie sur laquelle devaient se fonder une nouvelle industrie et la médecine du futur, il n'est guère aujourd'hui qu'une collection de bricolages empiriques, doublée d'un affairisme un peu raté. La différence entre une technologie et un bricolage est qu'une technologie est sous-tendue par une théorie, tandis que le bricolage procède en tâtonnant. Si bien que, quand il marche, on ne sait pas pourquoi il marche. Et s'il ne marche pas, on ne sait pas non plus pourquoi ; et encore moins l'améliorer, sinon en tâtonnant.

Avec l'immense problème que les tâtonnements, en matière d'OGM, se font en grandeur réelle, en plein champs.

Voilà ce que j'ai essayé d'exprimer ici :
Les OGM ne sont pas seulement le résultat d'une mainmise d'intérêts économiques sur la science. Ils sont aussi le sous-produit d'une impasse théorique. Cette impasse théorique est d'autant plus mal vécue que l'ambition était colossale, et mettait en jeu, de façon centrale, la pulsion d'emprise : il s'agissait de rien moins que de neutraliser la sexualité, de l'éliminer, pour rendre enfin l'être transparent à lui-même et flatter un désir de maîtrise absolue. A mon sens, repérer ce désir agissant dans l'entreprise scientifique contemporaine n'est pas anecdotique, dans la mesure où, tant qu'il n'est pas reconnu, il n'est pas non plus loisible de s'en détacher. Les OGM sont, en partie, le produit de ce désir qui, dans la rage de ne pouvoir se satisfaire, cherche des compensations dans un déploiement de puissance, dans la mise en œuvre de tout ce qui est techniquement réalisable - les conséquences en seraient-elles, en raison des lacunes théoriques, imprévisibles -, tout cela masqué par des arguments aussi grandioses que mensongers, comme le respect de l'environnement (engrais et pesticides qui deviendraient inutiles), la suppression de la faim dans le monde, etc.

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