Session « La place de la technique »
Nous allons reprendre cette séance avec Jean Luc Porquet qui est journaliste
et écrivain qui vient d'écrire un livre sur J. Ellul. « J.Ellul,
l'homme qui avait tout prévu ». Je laisse Jean-Luc Porquet
présenter les intervenants et animer cette première session de
l'après midi.
Jean-Luc Porquet : L'intitulé de la session est « la
place de la technique ». Première remarque préliminaire :
en France, nous avons une spécialité que le monde entier nous
envie : c'est l'intellectuel français.
L'intellectuel français parle de tout ou presque, il a des avis sur tout ;
on le voit à la télé, on l'entend à la radio, il
fait des tribunes dans Le Monde, il se déplace en voiture avec chauffeur,
il écrit des best-sellers. Vous l'avez reconnu : c'est BHL, qui
est un peu l'exemple de l'intellectuel français.
Il y en a d'autres. Parfois l'intellectuel français est tellement doué
qu'il écrit des livres sur des sujets qu'il ne connaît pas par
exemple sur l'écologie. Il est tellement applaudi qu'il devient ministre.
Vous l'avez reconnu : c'est Luc Ferry. Il y a comme ça un paquet
d'intellectuels français qui parlent de tout et de rien : la réforme
des retraites, l'Europe, voire même la philosophie d'Eddie Mitchel, c'était
il y a une semaine, une pleine page dans Libération sur la philosophie
d'Eddie Mitchel par Philippe Corcuff, ce qui prouve que l'intellectuel français
s'attaque à des sujets importants.
Ce qui est curieux, c'est que l'intellectuel français parle rarement
de tas de choses qu'il réserve aux écologistes ou aux experts.
Par exemple : le réchauffement climatique, on n'a jamais vu BHL
parler du réchauffement climatique, des usines SEVESO qu'on a découvert
à l'occasion de l'explosion de l'usine AZF à Toulouse. On n'a
jamais vu un intellectuel s'inquiéter du fait qu'on découvre l'existence
de 12 000 usines SEVESO et s'interroger sur l'existence de ces dangers dont
personne ne nous avait jamais parlé.
Ils ne parlent jamais des antennes relais, des déchets nucléaires,
de l'explosion des allergies, de la baisse de la fertilité masculine,
de l'affaire de l'amiante, et ils ne parlent jamais des OGM.
Donc, en gros l'intellectuel français ne parle jamais ou très
rarement de la technique, c'est un sujet tabou.
Il y a l'exemple très différent d'un intellectuel français
qui a consacré sa vie et son uvre à la critique de la technique :
c'était Jacques Ellul. Il est resté un intellectuel français
très marginal ; il avait très peu accès à tous
les média et il a passé 40 ans de sa vie à étudier
exactement le sens du progrès technique. Qu'est-ce que le progrès
technique ? Qu'est ce que la croissance ? Il a écrit deux douzaines
de livres là-dessus.
Jacques Ellul, vous le connaissez, mais la plupart des gens ne le connaissent
pas. Le sort de l'intellectuel français qui se met à parler de
la technique est un sort très fragile. C'est pour ça que je suis
heureux d'accueillir deux intellectuels français qui essaient de penser
le progrès technique. Nous allons écouter tout de suite Alain
Gras est professeur à la Sorbonne, sociologue, anthropologue des techniques.
Il vient de publier un livre chez Fayard intitulé « La fragilité
de la puissance ».
Michel Tibon-Cornillot, professeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales a été généticien à Pasteur, puis
il est devenu philosophe. Son dernier livre remonte si mes souvenirs sont exacts
à 1993 et c'est « Les corps transfigurés ».
Je laisse la parole à Alain Gras.
Alain Gras : « choisir le progrès technique est possible »
Je ne sais pas comment faisaient les généraux romains quand ils
s'adressaient à leur troupe et qu'ils leur faisaient un long discours
pour les « gonfler » avant la bataille. Aujourd'hui, ce
ne serait plus possible, puisque même pour parler à un petit auditoire
comme cela, il me faut un intermédiaire technique.
Je ne sais pas non plus si je suis conforme à la définition des
intellectuels que donne Jean-Luc Porquet, puisque je n'ai pas de chauffeur et
que je ne suis pas médiatique, mais il est vrai que le portrait qu'il
a brossé est une spécialité bien française et bien
parisienne.
Lorsqu'on m'a demandé de parler ici, j'étais un petit peu gêné
parce que je connais très peu le problème des biotechnologies
et le problème des OGM. Mais j'ai appris au fur et à mesure des
débats qui ont été vraiment passionnants, et je remercie
les organisateurs de m'avoir invité parce que j'ai pu écouter
ce qui a été dit hier et ce matin. J'ai pu voir que ma position
sur les techniques, me permettait d'intégrer la problématique
OGM dans cette perspective assez facilement.
Je vais donc replacer la question des OGM, dans une perspective plus large qui
est la celle de la technique. Je vais la replacer dans un cadre de référence
qui est plus philosophique, anthropologique, sociologique, et qui tient compte
de l'imaginaire. Notre réalité est imaginaire. On parlait tout
à l'heure avec M. Lannoye de la manière dont étaient calculées
les normes du marché ou les valeurs sur le marché : c'est
de l'imaginaire total. La réalité, est-elle est objective ?
Evidemment que non.
Donc, c'est dans cette perspective là que je replace mon propos et ce
que j'appelle la fragilité de la puissance.
Je vais défendre trois thèses qui posent la question des OGM dans
ce cadre anthropologique.
La première thèse concerne l'imbrication des OGM dans
la vision du monde qui a présidé à la révolution
industrielle. En effet, dès le début, la révolution industrielle
pose comme horizon de son devenir l'exclusion du savoir-faire de l'opérateur
et son remplacement par celui de l'ingénieur (d'un technicien, d'un savant ?
on ne sait pas, mais on l'appelle ingénieur) dans une machine et avec
une machine qui est aussi une machine automate.
En fait l'automatisation n'est pas un concept récent. Elle apparaît
au début même de la révolution industrielle, particulièrement
de la seconde révolution industrielle, celle de la machine à vapeur.
Mais elle est présente également dans la première révolution
avec les moulins à eau. A tel point que Christopher Lash, un grand érudit
sur la question, a utilisé l'adage d'un puritain de l'époque pour
donner un intitulé à son livre: « The true and only
heaven » (Le seul véritable paradis). Et ce seul véritable
paradis est celui de la machine. A ce moment là on a développé
tout un système de pensée dans lequel on disait que la machine
allait libérer l'homme. Evidemment ce sont les puissants, les classes
dominantes qui l'ont développé. Toute l'industrialisation s'est
faite au nom de la libération des classes pauvres, mais on sait bien
comment et Marx l'a bien montré - le prolétariat réagissait
à cela et comment il était contraint à des tâches
bien plus infamantes que celles qu'il effectuait quand il était artisan.
Mais pourtant, ce que les média de l'époque faisaient passer au
niveau du public c'est que la machine allait libérer l'homme des « tâches
infâmes ». Quelque chose a justement été récupéré
par l'idéologie protestante puritaine, c'est l'idée qu'on est
« libéré de la condamnation divine grâce à
la machine ». Tout au long de l'histoire, les travailleurs se sont
révoltés contre cette idée là, mais, on les a toujours
écartés du sens l'histoire. On a toujours dit qu'ils n'avaient
pas le droit de parler parce qu'il y avait les intellectuels « organiques »
qui savaient où l'on allait. C'est le même scénario qui
se reproduit pendant les deux ou trois siècles et demi de la révolution
industrielle.
Et aujourd'hui, c'est encore la même chose. Ce sont les supposés
damnés de la Terre qui s'accrochent à leur travail. Ce sont les
paysans du monde pauvre qui s'accrochent à leur travail contre les modernistes
libéraux qui leur apportent un « tempo » moderne
celui du stress et de l'activité qui n'a pas de sens. Le passage en force
des OGM continue en fait une pensée traditionnelle de la révolution
industrielle. Les « penseurs » de l'INRA, ceux de Monsanto
et de Novartis, leur tracent la voie du Progrès. Et ce Progrès
exclue évidemment le paysan dans le procédé de production
de la même façon qu'il a exclu l'ouvrier. C'est grâce à
son savoir-faire qu'il faisait des choses. Maintenant, son savoir-faire, on
n'en a plus besoin.
Cette perspective a du mal à être prise en compte dans notre société
puisqu'il s'est déjà passé la même chose chez les
ouvriers. Au fond, on fait avec le paysan ce qu'on a fait avec les autres. Alors
pourquoi les défendre ces paysans ?
Donc, là on s'inscrit totalement dans l'imaginaire de la révolution
industrielle. Or, ce qu'il faut voir c'est que ce n'est pas une évolution
« naturelle » qui a engendré cela. C'est un conflit
de valeur, c'est l'éthique protestante donc parle Max Weber (arbeit as
beruf : le travail comme vocation). C'est un combat politique, un combat
éthique. C'est de là que sont sorties la révolution industrielle
et la machine à vapeur. Ce n'est pas l'histoire des techniques, ce n'est
pas un déterminisme et un évolutionnisme « naturel »
qui nous ont amené à notre civilisation d'aujourd'hui. C'est un
combat de valeur qui a eu lieu à cette époque là, c'est
une liberté qui a été confisquée, évidemment
par les puissants. Mais, la technique a un sens politique.
La deuxième thèse concerne le Progrès lui-même.
La représentation courante des OGM est digne d'un univers de Café
du commerce : « On arrête pas le Progrès ».
Or, le Progrès est moribond. Il est moribond partout, il fait triste
mine dans tous les domaines. La démocratie, on ne sait plus très
bien ce que c'est quand on la voit dépérir aussi vite, en Amérique
par exemple. Dans tous les domaines, le Progrès est un concept qui se
vide de sens. Mais, il y a encore un domaine où on le veut palpable,
et où l'on s'y accroche : c'est la technique. On a l'impression
que, dans cette dimension, le Progrès est indéniable.
Or, une technique n'est pas un sujet pensant ; pour qu'une technique se
développe, il faut des hommes, des femmes, des sujets qui pensent qu'il
faut un certain type de développement. Donc en fait, il n'y a pas de
Progrès au sens singulier du terme mais au sens pluriel. En fait, il
y a parfois une réalité de progrès cumulatifs, mais je
vais essayer de montrer qu'il n'existe pas de Progrès général
de l'Humanité en termes de technique.
Ce que l'on nomme Progrès ne sont que des trajectoires technologiques
qui sont imaginées par les penseurs de la Technique. Les OGM en sont
un exemple. Mais, comme je ne suis pas un habitué de cette question,
je vais prendre un exemple très commun : celui de l'automobile.
La voiture de 2003 est évidemment un progrès par rapport à
la Ford T16 d'il y a exactement un siècle. Mais, ce progrès ne
concerne que le monde des ingénieurs automobiles et des usagers dont
l'imaginaire est conduit par les ingénieurs automobile. La pollution,
le désastre des paysages transformés par la machine, le gaspillage
énergétique, tout cela évidemment n'est pas pris en compte.
On sait définir le progrès appliqué à un engin à
quatre roues, mais le progrès qu'il amène à la société,
on ne peut pas le définir.
En second lieu, l'automobile est un événement en soi. Elle n'est
pas la continuation du char à bufs ou du carrosse. Elle s'inscrit
dans un univers de valeur individualiste et de fascination pour la vitesse.
Elle s'inscrit donc dans un univers de valeurs. Il n'y a pas d'histoires des
valeurs. Il y a des changements, des discontinuités. En tant qu'objet
technique, elle est donc incommensurable avec ce qui l'a précédé.
Elle n'est pas la soif, le désir d'aller plus vite que l'homme aurait
toujours exprimé depuis le Paléolithique Supérieur. Non
pas du tout. Dans le Nordeste Brésilien, en 1944, Bernanos écrit
dans son ouvrage magnifique « la France contre les robots »
:
« 30, 60, 100 millions de morts ne vous détourneront pas de votre idée fixe : aller plus vite, par n'importe quel moyen. Aller vite, mais où ? Comme cela vous importe peu imbéciles. La liberté n'est qu'en vous imbéciles ».
C'est bien ça, il y a une rupture avec la société moderne
qui s'est construite autour d'un grand malentendu. Ce malentendu est fondé
sur l'énergie fossile, le progrès, mesuré par le confort,
l'usage des machines automates, la vitesse de communication et autres indicateurs
apparaissent sans contrepartie négative. Il s'agit d'une illusion qui
a été soigneusement entretenue par tous les productivistes :
le Progrès n'est que bon. Mais, en réalité, il n'y a pas
de vrai progrès, il n'est qu'une des formes de la marche dans le temps
de l'Humanité.
Il serait plus juste de parler du Progrès en termes de jeu à somme
nulle. Nicolas Georgescu Rotgen a très bien théorisé cet
aspect. Cet économiste dissident a failli avoir le prix Nobel mais il
était trop marginal et il a été finalement éliminé.
Il a repris la seconde loi de la thermodynamique, le principe de Carnot revu
par Clausius et devenu la loi de l'entropie, dans laquelle il dit : « Tout
système fermé se dégrade ». Or, l'énergie
dans nos sociétés industrielles est un système fermé
(puisque basé sur des énergies non renouvelables), toute transformation
ne fait donc que dégrader l'état du système. A long terme,
nous sommes dans une impasse totale, parce que lutter contre la technique par
la technique est un moyen de détruire une partie de nous mêmes.
C'est une façon de participer non pas à la construction mais à
la destruction de nous mêmes. L'agriculture mécanisée est
en plein dans ce système. Un exemple de système ouvert est celui
qui tire son énergie des plantes par la photosynthèse. Or, avec
l'énergie fossile, nous sommes dans un système fermé. Et
les OGM précisément continuent cette tendance et nous enferment
dans cet univers clos d'où l'on ne peut sortir qu'avec davantage de technique
et donc par plus de dégradation, et ainsi de suite.
Agrandir le trou d'ozone en continuant à rouler en voiture est un choix
en termes de vision du monde. Le monde où nous vivons n'est pas le produit
des techniques, il n'est pas le produit d'une histoire qui serait supérieure
à notre volonté, à notre manière d'être dans
le monde, mais c'est notre manière d'être dans le monde qui conditionne
notre histoire. C'est parce que nous croyons au progrès par la technique
que ça marche. Il suffirait de ne plus y croire.
Je pense que les OGM rentrent dans ce cadre de référence imaginaire
car ils échappent à la règle de la vie et de la mort. Ils
ne sont que des objets inertes, au fond des micro-machines à faire pousser
l'herbe, engendrée par d'autres machines concentrées en quelques
lieux de production. Etendre le règne morbide de la non-vie, de ce que
Marx appelait le travail mort, voilà aussi ce que signifie aussi la culture
OGM.
Troisième thèse : la légitimité des OGM telle
qu'elle s'est développée dans les cercles dirigeants, s'inspire
en fait d'une éthique qui vient du héros civilisateur que fut
Galilée. Il y a toujours une référence à Galilée
dans la science et la technique parce que c'est lui qui a fondé l'imaginaire
de l'autonomie de la science et de la technique aujourd'hui.
Galilée dans les dialogues, fait dire en réponse à Saint
Plicio « Les saintes écritures nous apprennent comment aller
au ciel, mais pas comment le ciel doit aller ». C'est-à-dire
qu'il exclut toute réflexion morale dans le champ de la science [ ???].
Il introduit donc l'autonomie des sciences et techniques telle qu'Ellul la reprendra
ensuite. Il pose comme une réalité nécessaire au progrès
de la science et de la technique qu'on n'a pas le droit d'intervenir dans l'univers
des valeurs scientifiques.
Il dit aussi quelque part « la nature est inexorable et n'agit que
suivant des lois immuables qu'elle ne transgresse jamais ». On peut
voir là, la source même de l'idéologie des OGM. C'est une
nature totalement fantasmée, une nature fondée sur une rationalité
mathématique et qui n'est en aucune manière la nature telle que
nous l'expérimentons dans notre rapport avec le monde. Cette façon
de voir les choses de la vie, c'est Galilée qui nous l'a imposé.
Bien sûr, quand je dis Galilée, je simplifie, mais il a été
le premier à formuler cette amoralité de la science et de la technique.
Et l'on appelle sans arrêt à la rescousse cette éthique
amorale. On peut voir dans le livre publié par Hervé Kempf (1)
et dans l'article de l'Ecologiste (2) que des scientifiques ont tout à
fait conscience de cela. Ils se sont réunis à Asilomar en 1975
pour bâtir un argumentaire fondé sur cette autonomie là
et sur l'incapacité qu'auraient les pékins que nous sommes à
intervenir dans la science et la technique, dans les biotechnologies par exemple.
Cette éthique de la non responsabilité se situe donc dans un champ
autonome par rapport à celui des valeurs de la Cité des hommes,
et dans cette perspective, les OGM échappent à toute critique
interne parce qu'ils appartiennent à un univers où les valeurs
humaines ne comptent pas. C'est donc au-delà du principe de précaution
qu'il faut aller. C'est au-delà d'un principe de responsabilité
au sens de Jonas. Que veulent dire les OGM philosophiquement et anthropologiquement ?
Scientifiquement on peut être pour ou contre et démontrer qu'ils
sont bons ou mauvais, mais philosophiquement, et anthropologiquement, on ne
peut être que contre car c'est une manière encore plus forte de
détruire la vie puisqu'on s'adresse à ce qui constitue le socle
de notre existence, la possibilité de se reproduire, de se reproduire
sexuellement.
D'une certaine manière, je pense que ce progressisme technologique est
une forme du nihilisme contemporain. Quand on dit nihilisme contemporain, c'est
une attitude politique. Ce sont des Valeurs. Il faut donc répondre à
ces non Valeurs, ces valeurs négatives par d'autres valeurs. Le combat
intellectuel est donc absolument nécessaire.
Pour terminer, je voudrais simplement rassembler ces thèses pour dire
que cette époque qui est la nôtre et qui se présente comme
l'ère de l'individualisme et de la liberté - du moins en américano-occident
qui annonce la voie du Progrès technique - est en fait l'ère de
notre emprisonnement par les techniques. De plus, jamais nous n'avons été
aussi peu « individuels ». La panoplie des réseaux
techniques constitue la seule toile de fond sur laquelle se décline l'Agir
contemporain. Bien rares sont les activités qui n'ont pas besoin d'une
machine pour simplement leur permettre d'exister en tant que réalité
pragmatique. L'existence de l'être moderne repose sur un poumon artificiel
dans lequel les autres formes de vie sont toujours niées. Comme le dit
Heidegger, « l'homme ne rencontre maintenant plus que lui-même ».
Dans un des derniers replis de la vie, celui de la reproduction naturelle, là
encore, cette vie est pourchassée. Dans cette transformation en objet
industriel, je crois que le cas des OGM est exemplaire. Il est exemplaire aussi
parce qu'il nous fait croire en une existence qui serait délivrée
de l'obsession de la mort : les OGM ne meurent pas, car ils sont produits
industriellement, ils ne se reproduisent pas sexuellement.
Je voudrais citer le mythe de Prométhée pour contredire l'interprétation
que l'on fait habituellement de ce mythe. Eschyle fait dire à Prométhée
« J'ai délivré les hommes de l'obsession de la mort » ;
le chur lui répond « Quel remède as-tu donc découvert
à ce mal ? » Prométhée répond au
chur « Je leur ai donné une espérance aveugle ».
Et le chur ironiquement continue : « Quel avantage tu
leur as ainsi procuré ! ». De nos jours, le chur
- toujours avec ironie - aurait utilisé un autre mot : « Quel
progrès tu leur as permis ! ».
Le Prométhée d'Eschyle dit « Attention !».
La Grèce antique, comme la plupart des civilisations, avait compris qu'il
ne fallait pas jouer avec le feu. Prométhée n'est pas celui qui
donne le feu pour engendrer la technique, il est au contraire dans le mythe,
il est condamné car il risque de laisser les individus jouer avec le
feu. Et c'est ce que nous faisons aujourd'hui.
Dans la fiction théorique que l'on appelle « science économique »,
jouer avec le feu est toujours facteur de croissance. Plus on utilise la Technique,
plus on actionne les indicateurs du PIB, et plus c'est vu comme un progrès
vu par Davos. On est loin du progrès vu par Giono dans Regain, par exemple,
avec le paysan qui utilise une semence hors marché et non brevetée.
Si le mot sauvage avait un sens, il devrait s'appliquer à tous ceux qui
ont été élevés dans les principes de l'expérimentation
en laboratoire et qui transforment notre monde en laboratoire.
J.-L. Porquet fait référence à Ellul qui fait lui même
référence à Günter Anders (cf. http://www.OGMdangers.org/enjeu/philosophique/Anders.html)
qui, le premier, a parlé de « laboratoire monde »
à propos de la bombe atomique. En effet, la bombe atomique est une
preuve tellement flagrante que le monde est transformé en laboratoire,
que chacun perçoit la réalité d'un monde laboratoire. Mais
en fait toutes les techniques sont l'expérimentation de la science dans
le monde. Lorsqu'elles sont transformées en objets qui interviennent
dans notre vie quotidienne, toutes sont des expérimentations. Et c'est
particulièrement vrai dans le cas des OGM.
Les OGM invoquent le Progrès. Mais il faudrait que leurs intellectuels
organiques (on en a cité quelques-uns ici), nous disent ce qu'est le
Progrès, qu'ils définissent ce terme. Encore une fois, plus personne
n'y croit sauf apparemment les commissaires européens. Alors si les commissaires
européens peuvent nous en donner une définition, qu'ils nous la
donnent, qu'on leur demande ! Ceci serait un début de projet pour
une démocratie scientifique et technique. Et puis, lors d'un procès
pour arrachage illégal, il faudrait peut être que les juges aussi
posent la question. Et avant de condamner les arracheurs d'épis, qu'ils
nous disent ce qu'est le Progrès. Personne ne contrôle la morale
de l'histoire à son début, donc, essayons de réintroduire
de la morale. La morale, ça veut dire un combat de valeurs ; c'est
pourquoi nous ne sommes pas privés de notre liberté. Notre liberté
est là : dans le combat intellectuel, dans le combat dans l'imaginaire.
Et ce combat est extrêmement important parce que si nous sommes pieds
et poings liés dans la science et la technique et dans les OGM c'est
parce que nous n'arrivons pas à briser les portes de la prison imaginaire
dans laquelle le mythe du Progrès nous a enfermés. C'est peut
être un moyen d'ouvrir les portes de cette prison.
Merci.