Dieu et l'Etat, Bakounine Genève 1882 cf. http://kropot.free.fr/Bakounine-Dieu-Etat.htm pour un texte complet. Nous soulignons plus bas ce qui nous semble le plus important.

« L'idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J'ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par-là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu'elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l'unique organe de la science.

Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s'arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l'humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l'observation rigoureuse est nécessaire et dont l'ignorance ou l'oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c'est la boussole de la vie : mais ce n'est pas la vie. La science est immuable. impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n'est rien que la reproduction idéale. [Elle est] réfléchie ou mentale, c'est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n'est rien qu'un produit matériel d'un organe matériel de l'organisation matérielle de l'homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d'individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d'aspirations de besoins et de passions. C'est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu'ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l'homunculus créé par Wagner, non le musicien de l'avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l'immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d'éclairer la vie, non de la gouverner.

Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s'appelassent-ils même des positivistes, des disciples d'Auguste Comte, ou même des disciples de l'École doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu'impuissant, ridicule, inhumain, cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j'ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n'ont ni sens ni coeur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c'est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu'hommes de science ils n'ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu'aux généralités, qu'aux lois.

La science, qui n'a affaire qu'avec ce qui est exprimable et constant, c'est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l'unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l'avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n'aura jamais la force d'exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l'ombre fixée d'un être vivant. La science n'a affaire qu'avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu'à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c'est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. L'exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n'en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c'est-à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes a leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d'immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites. L'individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d'une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l'avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l'appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.

Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions bienfaisantes de la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie, de la politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de régner, doivent être radicalement extirpées de la société humaine — son salut, son émancipation, son humanisation définitive ne sont qu'à ce prix —, tandis que les abstractions scientifiques, au contraire, doivent prendre leur place, non pour régner sur l'humaine société, selon le rêve liberticide des philosophes positivistes, mais pour éclairer son développement spontané et vivant. La science peut bien s'appliquer à la vie, mais jamais s'incarner dans la vie. Parce que la vie, c'est l'agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois spontané et fatal des individualités vivantes. La science n'est que l'abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si elle voulait s'imposer à lui comme une doctrine absolue. comme une autorité gouvernementale, elle l'appauvrirait, le fausserait et le paralyserait. La science ne peut sortir des abstractions, c'est son règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu'ils soient, prêtres, politiciens, juristes, économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l'avenir est là. C'est la vie et le mouvement de la vie. l'agissement individuel et social des hommes, rendus à leur complète liberté. C'est l'extinction absolue du principe même de l'autorité. [Nous soulignons] Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la science libre. De cette manière, la masse sociale n'aura plus en dehors d'elle une vérité soi-disant absolue qui la dirige et qui la gouverne, représentée par des individus très intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce qu'elle leur donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir de vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière intérieure qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra inutiles toute autorité et toute direction extérieure.

Certes, les savants ne sont pas exclusivement des hommes de la science et. sont aussi plus ou moins des hommes de la vie. Toutefois, il ne faut pas trop s'y fier, et, si l'on peut être à peu près sûr qu'aucun savant n'osera traiter aujourd'hui un homme comme il traite un lapin, il est toujours à craindre que le corps des savants, si on le laisse faire, ne soumette les hommes réels et vivants à des expériences scientifiques sans doute moins cruelles, mais qui n'en seraient pas moins désastreuses pour leurs victimes humaines. Si les savants ne peuvent pas faire des expériences sur le corps des hommes individuels, ils ne demanderont pas mieux que d'en faire sur le corps social, et voilà ce qu'il faut absolument empêcher.

Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part qui offre beaucoup d'analogie avec la caste des prêtres. [Nous soulignons] L'abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont leurs victimes. et ils en sont les sacrificateurs patentés.

[...]

[La science] ne peut saisir le concret ; elle ne peut se mouvoir que dans les abstractions. Sa mission, c'est de s'occuper de la situation et des conditions générales de l'existence et du développement soit de l'espèce humaine en général, soit de telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie d'individus, des causes générales de leur prospérité ou de leur décadence et des moyens généraux pour les faire avancer en toutes sortes de progrès. Pourvu qu'elle remplisse largement et rationnellement cette besogne, elle aura rempli tout son devoir, et il serait vraiment ridicule et injuste de lui en demander davantage.

Mais il serait également ridicule, il serait désastreux de lui confier une mission qu'elle est incapable de remplir. Puisque sa propre nature la force d'ignorer l'existence et le sort de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les traiter à peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle continuerait de les ignorer ; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l'influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu'ici les prêtres, les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l'État et du droit juridique.

Ce que je prêche, c'est donc, jusqu'à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science — à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité —, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu'elle ne puisse plus jamais en sortir.

[...]

Encore une fois, l'unique mission de la science, c'est d'éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer. Comment résoudre cette antinomie ?

D'un côté, la science est indispensable à l'organisation rationnelle de la société ; d'un autre côté, incapable de s'intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l'organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d'une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir, sous peine de cesser d'être la science, et tout en continuant de ne s'occuper exclusivement que des causes générales des conditions générales et des rapports généraux des individus et des choses, elle se fondra dans les faits avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. […] Le monde des abstractions scientifiques n'est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n'est rien que l'expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu'il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l'office de prêtres. C'est pour cela qu'il faut dissoudre l'organisation sociale séparée de la science par l'instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d'être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre désormais en main leur destinée historique1.

Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d'instruction, faudra-t-il qu'elles se laissent gouverner par les hommes de la science ? À Dieu ne plaise ! Il vaudrait mieux pour elles se passer de la science que de se laisser gouverner par des savants. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l'institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L'aristocratie de l'intelligence ! Au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d'une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant. [Nous soulignons].

Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ; l'action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté populaire. Sans doute, il serait fort heureux si la science pouvait, dès aujourd'hui, éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l'absence de lumière qu'une fausse lumière allumée parcimonieusement du dehors avec le but évident d'égarer le peuple. [...]

Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés. Plus ces croyants et ces poètes du ciel sont sincères et plus ils deviennent dangereux. L'abstraction scientifique, ai-je dit. est une abstraction rationnelle, vraie dans son essence nécessaire à la vie dont elle est la représentation théorique la conscience. Elle peut, elle doit être absorbée et digérée par la vie. L'abstraction idéaliste, Dieu, est un poison corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la tue. L'orgueil des savants, n'étant rien qu'une arrogance personnelle, peut être ployé et brisé. L'orgueil des idéalistes n'étant point personnel, mais un orgueil divin, est invincible et implacable. Il peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais, et, tant qu'il lui restera un souffle, il tendra à l'asservissement du monde sous le talon de son Dieu, comme les lieutenants de la Prusse, ces idéalistes pratiques de l'Allemagne, voudraient le voir écrasé sous la botte éperonnée de leur roi. C'est la même foi - les objets n'en sont même pas beaucoup différents - et le même résultat de la foi, l'esclavage.

C'est en même temps le triomphe du matérialisme le plus crasse et le plus brutal. Il n'est pas besoin de le démontrer pour l'Allemagne, car il faudrait être aveugle vraiment pour ne pas le voir, à l'heure qu'il est. Mais je crois encore nécessaire de le démontrer, par rapport à l'idéalisme divin. »

1La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce qu'elle aura perdu en orgueil, en ambition et en pédantisme doctrinaires. Ce qui n'empêchera pas, sans doute, que des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que la majorité de leurs contemporains, ne s'adonnent plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et ne rendent de grands services à l'humanité, sans ambitionner toutefois d'autre influence sociale que l'influence naturelle qu'une intelligence supérieure ne manque jamais d'exercer sur son milieu, ni d'autre récompense que la haute jouissance que tout esprit d'élite trouve dans la satisfaction d'une noble passion.

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