Voie sans issue

Cornelius Castoriadis

On dira que nous sommes en démocratie, et que le public ou l'opinion publique peut - ou doit - contrôler ce qui se passe. Abstraction exsangue. Il ne suffit même pas de répéter ce qui était, il n'y a guère, bien connu et semble étrangement et massivement oublié depuis quelques années à la faveur de la redécouverte des « valeurs libérales » : l'opinion publique accède aux informations qu'on veut bien lui fournir, elle est manipulée de toutes les façons, il lui faut des efforts énormes pour faire barrage de temps en temps et seulement après coup à une petite partie de ce qui est perpétré par les appareils bureaucratiques étatiques, politiques et économiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La question va beaucoup plus profond : elle concerne la formation des représentations et du vouloir de l'homme moderne. L'on peut dire, à un premier niveau, que ces représentations et ce vouloir sont constamment formés par l'ensemble du monde institué contemporain, y compris sa lourde composante technoscientifique. Celle-ci a, en retour, doté le monde dont elle procède de cet instrument intrinsèquement adapté non seulement à l'étendue mais au contenu même de la manipulation à faire : les médias modernes. Cela est vrai, mais n'épuise pas la question. Qui a voulu la techno-science moderne telle qu'elle est, et qui en veut la continuation et la prolifération indéfinie? Personne et tout le monde. Il faut cesser enfin de répéter sur l'humanité entière l'opération marxiste sur le prolétariat : un sujet tout-puissant et totalement innocent de ce qui lui arrive, hors du coup. Si jamais un hiver nucléaire survient, si jamais les calottes polaires fondent ; si jamais un virus létal à propagation rapide sort d'un laboratoire de génie génétique - et si les survivants hirsutes et affamés traînent le physicien ou le biologiste résiduel devant un tribunal, les paradoxes et les apories seront aussi aigus et aussi intenses que lorsqu'on évoque le tribunal de Nuremberg, la présence à celui-ci de procureurs soviétiques et l'élection récente de M. Waldheim à la présidence de l'Autriche. Car de même qu'aucun régime totalitaire n'aurait pu faire ce qu'il a fait sans des millions de Eichmann et de Waldheim (j'accepte, pour le deuxième cas, la version officielle la plus récente de l'intéressé, à savoir qu'il avait servi comme interprète dans une unité armée qui exterminait les partisans yougoslaves et grecs) - et ces derniers n'auraient été rien sans, au moins, la tolérance des peuples respectifs -, de même, encore plus clairement, l'avalanche de la techno-science contemporaine se nourrit non pas d'une simple tolérance, mais de l'appui actif des peuples. Peut-on traîner des peuples entiers devant un tribunal ? Quel tribunal, et qui les y traînerait ? Mais peut-être sont-ils en train de s'y conduire eux-mêmes, enchaînant avec eux les trente-neuf justes de la parabole juive.

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Plus concrètement : qui a fait et qui pourrait faire, du point de vue de l'humanité, le calcul coûts/bénéfices entre les sommes consacrées à la recherche sur le cancer et celles qui seraient nécessaires pour venir en aide aux affamés du tiers monde ? Quelle option «rationnelle » peut-il y avoir entre les admirables résultats des expériences du CERN (et les millions de dollars qui y sont consacrés) et les morts vivants dans les rues de Bombay et de Calcutta ? Je ne parlerai pas du débat - qui du reste ne s'instaure même pas - sur le « droit des individus stériles à avoir leurs propres enfants », les recherches et l'argent qui y sont consacrés, tant la question me paraît une sinistre farce lorsqu'on montre en même temps à la télévision les squelettes remuants d'enfants éthiopiens ou érythréens. Le choix est déjà fait : M. et Mme N.N. auront « leur propre (?) » enfant- au prix de sommes et de temps de travail qui auraient pu maintenir en vie peut-être cinquante enfants africains.

[...]

Mais, pour que cette activité techno-pragmatique, le développement de ce techno-savoir soient sociologiquement possibles, pour que l'entreprise, avec ses coûts généralement immenses et non rationnellement justifiables (ce qui ne veut pas dire qu'ils soient positivement injustifiés) soit financée, pour qu'elle attire des jeunes gens doués, qu'elle accumule autorité et prestige et que les risques de toute sorte qu'elle engendre demeurent socialement refoulés, il faut présenter au public une certaine image de la science moderne qui est celleprécisément que le public, sous l'emprise de la signification imaginaire de l'expansion illimitée de la maîtrise « rationnelle», attend et demande. Cette image est celle d'une marche triomphale d'où incertitudes théoriques intérieures à la science et questions de fond relatives à son objet et à son rapport à la société doivent à tout prix être évacuées. Il faut aussi assurer, à l'encontre de l'évidence, qu'aucun problème ou risque majeur n'existe découlant de l'utilisation ou de la mise en application des découvertes scientifiques - ou que quelques règles de bonne conduite des laboratoires suffisent pour y parer.

Ainsi, de toutes les activités humaines, la science serait la seule à simplement résoudre des questions sans en soulever aucune, soustraite à l'interrogation comme à la responsabilité. Divine innocence, merveilleuse extra-territorialité.

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