[Werner Heisenberg] L'homme, la nature, la science Planète n° 5 (août 1962)
extrait de La nature dans la physique contemporaine, Idées, Gallimard (1962)

OÙ L'ON RETROUVE LA NOTION D'ACCÉLÉRATION

On a souvent dit que la profonde transformation que l'ère de la technique apporte à notre monde environnant et notre mode de vie a également, et de façon dangereuse, modifié notre pensée, et qu'il faut y chercher la source des crises qui ébranlent notre temps.

A vrai dire, cette objection est antérieure à la technique et aux sciences de la nature des temps modernes : sous une forme primitive, la technique et les machines existaient déjà il y a longtemps, si bien que les hommes du passé ont été obligés de méditer sur ces mêmes questions. Par exemple, il y a deux millénaires et demi, le savant chinois Dschuang Dsi parlait déjà du danger de l'emploi des machines pour l'homme ; je voudrais citer ici un passage de ses écrits qui est important pour notre sujet :

« Lorsque Dsi Gung traversa la région au nord de la rivière Han, il vit un vieil homme qui travaillait dans son potager. II y avait aménagé des rigoles d'irrigation. II descendait lui-même dans le puits et remontait dans ses bras un récipient plein d'eau qu'il vidait dans les rigoles. Tout en se donnant une peine extrême il n'aboutissait qu'a peu de chose.
Dsi Gung dit : Il existe un moyen d'irriguer cent rigoles en un seul jour. Avec peu de peine on arrive à de grands résultats. Ne veux-tu pas l'utiliser ? Le jardinier se redressa, le regarda et dit:
Et que serait-ce?
Dsi Gung dit : on prend un levier de bois, lourd à l'arrière et léger à l'avant. C'est ainsi que l'on peut puiser de l'eau à profusion. On appelle cela un puits à chaîne.
La colère monta à la figure du vieux qui dit en riant : j’ai entendu dire mon maître : celui qui utilise des machines exécute machinalement toutes ses affaires; celui qui exécute machinalement ses affaires se fait un cœur de machine. Or celui qui porte un cœur de machine dans sa poitrine perd sa pure innocence. Celui qui a perdu sa pure innocence devient incertain dans les mouvements de son esprit. L'incertitude de l'esprit ne peut s'accorder avec le sens vrai. Ce n'est pas que j'ignore ces choses - j'aurais honte de m’en servir. »

Chacun sent que cette vieille histoire contient une part considérable de vérité; car « l'incertitude dans les mouvements de l'esprit» est peut-être ce qui décrit de la façon la plus frappante l'état des hommes dans la crise actuelle : la technique, la machine ont envahi le monde dans une mesure dont ne pouvait douter le sage chinois. Pourtant, les plus belles œuvres d'art ont encore été créées deux mille ans plus tard et l'innocence de l’âme, dont parle le philosophe, n'a jamais été entièrement perdue, mais s'est montrée avec plus ou moins de force au cours des siècles, ne cessant d'être féconde. Somme toute, l'exhaussement de la race humaine s'est produit grâce aux outils; ce n'est donc pas à la technique en elle-même qu'on peut imputer la perte du sens de la cohésion de l’ensemble sur beaucoup de points.

Nous nous rapprocherons peut-être de la vérité en imputant la responsabilité de nombreuses complications au développement subit et rapide - comparé aux transformations antérieures - de la technique au cours des dernières cinquante années. En effet, ce développement rapide par rapport aux siècles passés n'a tout simplement pas laissé le temps à l'humanité de s'adapter aux nouvelles conditions de vie. Mais même cela n'explique pas bien ou explique incomplètement la raison pour laquelle notre époque se trouve de toute évidence devant une situation absolument nouvelle qui ne trouve guère d'analogie dans l'histoire.

L'HOMME SE TROUVE DÉSORMAIS SEUL AVEC LUI-MÊME

On peut considérer les transformations des fondements de la science moderne de la nature comme un symptôme des changements des bases de notre existence, changements qui se manifestent simultanément en beaucoup de points, que ce soit dans des modifications de notre genre de vie et de nos habitudes de pensée, ou dans des catastrophes extérieures, guerres ou révolutions. Si, à partir de la situation des sciences modernes de la nature, on tente d'avancer pas à pas vers les fondements mouvants, on n'a pas l'impression de simplifier trop grossièrement les circonstances en disant que, pour la première fois au cours de l'histoire l'homme se trouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ni adversaire. Ceci est une vérité banale quand il s'agit de la lutte de l'homme contre les dangers extérieurs. Dans le passé, l'homme était menace par les bêtes sauvages, les maladies, la faim, le froid et autres forces naturelles, et dans cette lutte chaque amélioration de la technique signifiait un renforcement de la position de l'homme, c'est-a-dire un progrès. A notre époque, ou le peuplement de la terre est de plus en plus dense, les limitations des possibilités de vie, et par là les dangers, naissent en premier lieu des autres hommes qui font également valoir leur droit sur les biens de la terre. Mais ici, le développement de la technique n'est plus forcement un progrès. La formule: «l'homme se trouve seul avec lui même » a une plus vaste portée dans l'ère de la technique. Autrefois, l'homme était face à face avec la nature; habitée par des créatures de toute espèce, elle constituait un royaume qui vivait selon ses propres lois; l'homme devait de quelque manière s'y adapter. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde si totalement transformé par lui que nous rencontrons partout les structures dont il est l'auteur: emploi des instruments de la vie quotidienne, préparation de la nourriture par les machines, transformation du paysage par l'homme; de sorte que l'homme ne rencontre plus que lui-même. Sans doute existe-t-il des parties de la terre ou ce processus est loin d'être achevé; mais tôt ou tard la domination de l'homme doit être totale.

Cette nouvelle situation nous apparaît le plus clairement dans la science moderne de la nature. Celle-ci nous montre que nous ne pouvons plus du tout considérer comme une chose « en soi », les moellons de la matière, lesquels, à l'origine, étaient tenus pour la réalité objective ultime, qu'ils se dérobent à toute fixation objective dans l'espace et dans le temps et que, au fond, nous ne disposons, pour tout objet de science, que de notre connaissance de ces particules. La connaissance des atomes et de leur mouvement «en soi», c'est-a-dire indépendant de notre observation expérimentale, n'est donc plus le but de la recherche; nous nous trouvons plutôt dès l'abord au sein d'un dialogue entre la nature et l'homme dont la science n'est qu'une partie, si bien que la division conventionnelle du monde en sujet et objet, en monde intérieur et en monde extérieur, en corps et en âme ne peut plus s'appliquer et soulève des difficultés. Pour les sciences de la nature également, le sujet de la recherche n'est, donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l'interrogation humaine et dans cette mesure l'homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même.

De toute évidence, la tâche de notre époque est de s'accommoder de cette nouvelle situation dans tous les domaines de la vie ; et l'homme ne pourra retrouver « la sûreté dans les mouvements de l'esprit », dont parle le sage chinois qu'une fois cette tâche accomplie. Le chemin qui mène à ce but sera long et pénible, et nous ignorons quelles étapes de souffrances il peut comporter. Mais pour trouver quelques indices sur le caractère de ce chemin, qu'il nous soit permis de rappeler l'exemple des sciences exactes de la nature.

LE NOUVEAU CONCEPT DE LA VÉRITÉ SCIENTIFIQUE

Dans la théorie des quanta, on a accepté la situation décrite plus haut une fois qu'il a été possible de la formuler mathématiquement; ceci a permis de prévoir avec précision le résultat d'une expérience sans risque de contradiction logique. On a donc accepté cette nouvelle situation dès que toute obscurité fut écartée. Dès lors, les formules mathématiques ne représentaient plus la nature mais la connaissance que nous en possédons; c'est-à-dire que nous avons renoncé à la description de la nature, pratiquée depuis des centines d'années et qui, il y a quelques dizaines d'années, aurait encore été considérée comme le but normal de toute science exacte. Pour le moment, il faut se borner à dire que cette acceptation s'étend au domaine de la physique de l'atome elle-même, parce qu'il est possible de décrire exactement l'expérience. Mais dès qu'il s'agit d'une interprétation philosophique de la théorie des quanta, les opinions sont encore divergentes : on entend dire à l'occasion que cette nouvelle forme de description de la nature est encore insatisfaisante car elle ne correspond pas à l'ancien idéal de la vérité scientifique, ne semble qu'un symptôme de la crise actuelle et en tout cas n'est pas définitive.

Sous ce rapport il, sera utile d'examiner le concept de vérité scientifique d'une façon plus générale et de trouver des critères d'une connaissance scientifique cohérente et définitive. Commençons par un critère plutôt extérieur : tant qu'un domaine quelconque de la vie intellectuelle se développe de façon constante et sans rupture interne, des questions de détail se posent à l'homme qui travaille dans ce domaine; ce sont pour ainsi dire, des problèmes de métier dont la solution n'est pas un problème en soi mais semble précieuse dans l'intérêt de la cohésion du grand ensemble, seule importante. Ces problèmes de détail se posent sans qu'on ait besoin de les susciter. Travailler à leur solution est la condition pour collaborer à l'ensemble. C'est ainsi que des sculpteurs du Moyen Age se sont efforcés de rendre le plus exactement possible les plis d'un vêtement. La solution de ce problème de détail était nécessaire parce que les plis des vêtements des saints faisaient partie de l'ensemble religieux visé. Des questions de détail semblables se sont posées et se posent toujours dans la science moderne de la nature et la réponse à ces questions est une condition de la compréhension de l'ensemble. Au cours du développement qui s'est produit pendant les dernières cinquante années, ces questions se sont également posées d'elles-mêmes et le but était toujours le même grand ensemble des lois naturelles. A ce point de vue, il n'y a pas de raison extérieure pour que se produise une solution de continuité dans la science exacte de la nature.

En ce qui concerne les résultats définitifs, il faut rappeler que, dans la sphère de la science exacte de la nature, il n'y a jamais eu de solutions définitives que dans certains domaines d'expérience limités. Par exemple, les problèmes que peuvent poser les concepts de la mécanique newtonienne ont trouvé leur solution définitive dans les lois de Newton et les conclusions mathématiques qui en résultèrent. Mais ces solutions ne dépassent pas les concepts de la mécanique newtonienne et les questions qu'ils posent. C'est pourquoi la science de l'électricité, par exemple, n'était plus accessible à une analyse fondée sur ces concepts; au cours des investigations dans ce nouveau domaine d'expérience, de nouveaux systèmes conceptuels se sont élaborés, à l'aide desquels les lois naturelles de la science de l'électricité ont pu recevoir une formulation mathématique définitive. Le terme « définitif », appliqué aux sciences exactes, de la nature, signifie donc évidemment qu'il existe toujours des systèmes de concepts et de lois qui forment une totalité close et sont mathématiquement formulables; ils valent pour certains domaines de l'expérience, pour ces domaines ils ont une validité universelle et ne sont susceptibles ni de transformations, ni d'amélioration. On ne peut naturellement pas espérer que ces concepts et ces lois soient aptes à représenter par la suite de nouveaux domaines de l'expérience. Les concepts et les lois de la théorie des quanta ne peuvent, eux non plus, être appelés définitifs que dans ce sens limité, et c'est en ce sens limité, et en ce sens seulement, qu'il peut arriver à la connaissance scientifique d'être définitivement fixée dans un langage mathématique ou autre.

De manière analogue, certaines philosophies du droit admettent que le droit existe toujours, mais que, en général, il faut trouver une nouvelle loi pour chaque nouveau cas juridique; que la loi écrite ne peut en tout cas s'appliquer qu'a des domaines limites de la vie et ne peut donc pas toujours avoir de valeur. De même, les sciences exactes de la nature partent de l'idée que, finalement, il sera toujours possible de comprendre la nature, dans chaque nouveau domaine de l'expérience; mais comme on n'a pas fixé a priori le sens du terme « comprendre » la connaissance de la nature, formulée mathématiquement par des époques antérieures, bien que « définitive » n'est toutefois pas toujours applicable. Cet état de choses rend également impossible de fonder sur la connaissance scientifique des professions de foi destinées à influencer le comportement dans la vie. Car leur motivation ne pourrait se trouver que dans des connaissances scientifiques définitives et celles-ci ne peuvent s'appliquer qu'à des domaines limités de l'expérience. Les professions de foi exprimées de notre temps, qui commencent souvent en affirmant qu'il ne s'agit pas ici de foi mais d'un savoir fondé sur la science, contiennent donc une contradiction interne et reposent sur une auto-illusion.

Toujours est-il que cette constatation ne doit pas nous conduire à sous-estimer la solidité de la base sur laquelle repose l'édifice des sciences exactes de la nature. Le concept de vérité scientifique, fondement de ces sciences, peut comporter de nombreuses façons de comprendre la nature. Outre les sciences de la nature des siècles passés, ce concept embrasse aussi la physique atomique moderne; par conséquent nous pouvons donc nous accommoder d'un état de la connaissance où l'objectivation de la nature n'est plus possible mais où, pourtant, nous pouvons établir nos rapports avec elle.

S'il est permis de parler de l'image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l'image de la nature, l'image de nos rapports avec la nature. L'ancienne division de l'univers en un déroulement objectif dans l'espace et le temps d'une part, en une âme qui reflète ce déroulement d'autre part, division correspondant à celle de Descartes en res cogitans et res extensa, n'est plus propre à servir de point de départ si l'on veut comprendre les sciences modernes de la nature. C'est avant tout le réseau des rapports entre l'homme et la nature qui est la visée centrale de cette science; grâce à ces rapports, nous sommes, en tant que créatures vivantes physiques, des parties dépendantes de la nature, tandis qu'en tant qu'hommes, nous en faisons en même temps l'objet de notre pensée et de nos actions. La science, cessant d'être le spectateur de la nature, se reconnaît elle même comme partie des actions réciproques entre la nature et l'homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique et ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l'emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet. Cela signifie que l'image de l'univers selon les sciences de la nature cesse d'être, à proprement parler, l'image de l'univers selon les sciences de la nature.

Avoir tiré au clair ces paradoxes dans un domaine scientifique restreint est de peu de profit pour la situation générale de notre époque où, pour reprendre notre formule simplifiée, nous nous trouvons d'abord seuls avec nous-mêmes. L'espoir d'un progrès certain grâce à l'augmentation du pouvoir matériel et spirituel de l'homme trouve dans cette situation même une limite, bien qu'on ne fasse que l'entrevoir; les dangers sont d'autant plus grands que la vague d’optimisme qui entraîne à croire à ce progrès se brise plus fortement contre cette limite. Par cet accroissement apparemment illimité du pouvoir matériel, l’humanité se trouve dans la situation d'un capitaine dont le bateau serait construit avec une si grande quantité d'acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d'indiquer le Nord, ne s'orienterait que vers la masse de fer du bateau. Un tel bateau n'arriverait plus nulle part; livré au vent et au courant, tout ce qu'il peut faire, c'est de tourner en rond. Mais revenons à la situation de la physique moderne; à vrai dire, le danger existe tant que le capitaine ignore que son compas réagit plus à la force magnétique de la terre. Au moment où il le comprend, le danger est déjà à moitie écarté. Car le capitaine trouvera moyen de diriger son bateau, soit en utilisant des compas modernes qui ne réagissent pas à la masse de fer du bateau, soit en s'orientant par les étoiles comme on le faisait autrefois. II est vrai que la visibilité des étoiles ne dépend pas de nous et peut-être, à notre époque, ne les voit-on que rarement. Mais, de toute façon, la prise de conscience des limites de l'espoir qu'exprime la croyance au progrès contient le désir de ne pas tourner en rond, mais d'atteindre un but. Dans la mesure ou nous reconnaissons cette limite, elle devient le premier point fixe qui permet une orientation nouvelle. La comparaison avec les sciences modernes de la nature nous permet peut-être d'espérer qu'il s'agit ici d'une limite de certaines formes de développement appartenant au domaine de la vie humaine, mais non d'un limite du domaine de la vie proprement dite. L'espace dans lequel l’homme se développe en tant qu'être spirituel a plus de dimensions que celle-là seule où son activité s'est déployée au cours des derniers siècles. On pourrait en conclure que, après de longues périodes, l'acceptation consciente de cette limite conduira à une certaine stabilisation où les connaissances et les forces créatrices de l'homme s'ordonneront d'elles-mêmes autour d'un centre commun.

Werner Heisenberg

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