Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement

NIETZSCHE, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (1872), traduction Backès, Idées/Gallimard, 1973, p. 43-47. (le gras est de nous)

Deux courants en apparence opposés, pareillement néfastes dans leurs effets, réunis enfin dans leurs résultats, dominent actuellement nos établissements d’enseignement : la tendance à l’extension, à l’élargissement maximal de la culture, et la tendance à la réduction, à l’affaiblissement de la culture elle-même. La culture, pour diverses raisons, doit être étendue aux milieux les plus vastes, voilà ce qu’exige une tendance. L’autre invite au contraire la culture à abdiquer ses ambitions les plus hautes, les plus nobles, les plus sublimes, et à se mettre avec modestie au service de n’importe quelle autre forme de vie, l’État par exemple.

Je crois avoir remarqué de quel côté est le plus net l’appel à l’extension. Cette extension est l’un des dogmes d’économie politique les plus chers au temps présent. Autant de connaissance et de culture que possible, – donc autant de production et de besoins que possible, – donc autant de bonheur que possible : – voilà à peu près la formule. Nous avons ici comme but et fin de la culture l’utilité ou plus exactement le profit, le plus gros gain d’argent possible. Cette direction pourrait à peu près définir la culture comme le discernement grâce auquel on se tient “au sommet de son époque”, grâce auquel on connaît tous les chemins qui permettent le plus facilement de gagner de l’argent, grâce auquel on possède tous les moyens par lesquels passe le commerce entre les hommes et entre les peuples. La véritable tâche de la culture serait alors de créer des hommes aussi “courants” que possible, un peu comme on parle d’une “monnaie courante”. Plus il y aurait d’hommes courants, plus un peuple serait heureux ; et le dessein des institutions d’enseignement contemporaines ne pourrait être justement que de faire progresser chacun jusqu’au point où sa nature l’appelle à devenir “courant”, de former chacun de telle sorte que de sa mesure de connaissance et de savoir il tire la plus grande mesure possible de bonheur et de profit.

Chacun devrait pouvoir se taxer avec précision, chacun devrait savoir combien il peut exiger de la vie. “L’union de l’intelligence et de la propriété” que l’on pose en principe dans cette conception du monde prend valeur d’exigence morale. On en vient à haïr toute culture qui rend solitaire, qui propose des fins au-delà de l’argent et du gain, qui demande beaucoup de temps ; on a coutume d’écarter ces tendances divergentes en les appelant “égoïsme supérieur” ou “épicurisme immoral de la culture”. La morale qui est ici en vigueur exige assurément quelque chose d’inverse, en l’espèce une culture rapide, pour que l’on puisse rapidement devenir un être qui gagne de l’argent, mais aussi une culture assez approfondie pour que l’on puisse devenir un être qui gagne beaucoup d’argent. On ne permet la culture à l’homme qu’en proportion de ce que demande l’intérêt du gain, mais c’est aussi dans la même proportion qu’on l’exige de lui.

[...]  Mais j’ai cru d’autre part entendre de différents côtés, moins sonore certes mais aussi efficace, une autre chanson : celle de la réduction de la culture. On a coutume dans les cercles savants de se chuchoter à l’oreille quelque chose de cette chanson, je veux dire de ce fait partout répandu : l’utilisation, tant souhaitée de nos jours, du savant au service de sa discipline, rend la culture du savant de plus en plus aléatoire et invraisemblable. Car le champ d’étude des sciences est aujourd’hui si étendu que celui qui, avec des dispositions bonnes mais non exceptionnelles, veut y produire quelque chose se consacrera à une spécialité très particulière et n’aura aucun souci de toutes les autres. Si dans sa spécialité il est au dessus du vulgus, il en fait partie pour tout le reste, c’est-à-dire pour tout ce qui est important. Ainsi un savant exclusivement spécialisé ressemble à l’ouvrier d’usine qui toute sa vie ne fait rien d’autre que fabriquer une certaine vis pour une machine déterminée, tâche dans laquelle il atteint, il faut le dire, à une incroyable virtuosité... Car maintenant l’exploitation d’un homme au profit des sciences est un principe partout reçu sans pudeur : qui se demande encore de quelle valeur peut être une science qui use ainsi de ses créatures comme un vampire? La division du travail dans les sciences vise pratiquement le même but que celui que visent ici et là consciemment les religions : une réduction, voire une destruction de la culture…

[...] Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales sérieuses… l’homme de science en tant que tel n’a plus du tout la parole ; en revanche cette couche de colle visqueuse qui s’est glissée à présent entre les sciences, le journalisme, croit y remplir sa tâche et elle l’accomplit conformément à sa nature, c’est-à-dire, comme son nom l’indique, comme une tâche de journalier. Le journalisme est le confluent des deux directions: élargissement et réduction se donnent ici la main; le journal se substitue à la culture, et qui a encore, fût-ce à titre de savant, des prétentions à la culture, s’appuie d’habitude sur cette couche de colle visqueuse qui cimente les joints entre toutes les formes de vie, toutes les classes sociales, tous les arts, toutes les sciences. C’est dans le journal que culmine le dessein particulier que notre temps a sur la culture: le journaliste, le maître de l’instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l’instant.

[...] Un État, écrit encore Nietzsche, désire une extension maximale de la culture pour garantir sa propre existence, parce qu’il se sent toujours assez fort pour tenir sous son joug la culture la plus violemment déchaînée et a trouvé sa justification dès lors que la culture la plus étendue de ses fonctionnaires et de ses armées lui apporte en fin de compte un profit à lui, l’État, dans sa rivalité avec les autres États.

[...] Cette conception... fait naître un grand et même un énorme danger : la grande masse va un jour sauter le degré intermédiaire et se jeter sans détour sur le bonheur terrestre. C’est ce qu’on appelle de nos jours la “question sociale”. Car la masse pourrait avoir l’impression que la culture distribuée à la majorité des hommes n’est qu’un moyen pour une minorité d’obtenir le bonheur sur terre : la culture “aussi universelle que possible” affaiblit à ce point la culture qu’elle ne peut plus fonder aucun privilège ni aucun respect. La culture la plus “universelle” c’est justement la barbarie. »

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