Tocqueville et la « centralisation »
Dans les extraits ci-après, on peut remplacer "centralisation" par toute forme de globalisation, qu'elle soit interne à un pays, ou mondiale.
« Toute puissance augmente l'action de ses forces à mesure qu'elle en centralise la direction : c'est là une loi générale de la nature que l'examen démontre à l'obervateur, et qu'un instinct plus sûr encore a toujours fait connaître aux moindres despotes. » De la démocratie en Amérique tome 1, II, 3
« Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.
Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu'ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d'eux à la prospérité de tous. Il n'est pas besoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes( )
Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s'emparer
du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte.
Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels
prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu'il garantisse
surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles
découvrent d'ordinaire comment les agitations de la liberté troublent
le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à
se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent
au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s'éveillent
et s'inquiètent ; pendant longtemps la peur de l'anarchie les tient sans
cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté
au premier désordre.
Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne
veux pas oublier cependant que c'est à travers le bon ordre que tous
les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément
que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas
qu'elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que
le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond du coeur ; elle
est esclave de son bien-être, et l'homme qui doit l'enchaîner peut
paraître. (
)
Il n'est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que
sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques
hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d'une foule absente ou inattentive ; seuls
ils agissent au milieu de l'immobilité universelle ; ils disposent, suivant
leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à
leur gré les moeurs ; et l'on s'étonne en voyant le petit nombre
de faibles et d'indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple
Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques,
n'est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. » De la
Démocratie en Amérique, Livre II, 1840
« Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu'on
l'imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la
vie d'un grand peuple. Il ne le peut, parce qu'un pareil travail excède
les forces humaines. Lorsqu'il veut, par ses seuls soins, créer et faire
fonctionner tant de ressorts divers, il se contente d'un résultat fort
incomplet, ou s'épuise en inutiles efforts.
La centralisation parvient aisément, il est vrai, à soumettre
les actions extérieures de l'homme à une certaine uniformité
qu'on finit par aimer pour elle-même, indépendamment des choses
auxquelles elle s'applique; comme ces dévots qui adorent la statue oubliant
la divinité qu'elle représente. La centralisation réussit
sans peine à imprimer une allure régulière aux affaires
courantes; à régenter savamment les détails de la police
sociale; à réprimer les légers désordres et les
petits délits; à maintenir la société dans un statu
quo qui n'est proprement ni une décadence ni un progrès; à
entretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les
administrateurs ont coutume d'appeler le bon ordre et la tranquillité
publique. Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire.
Lorsqu'il s'agit de remuer profondément la société, ou
de lui imprimer une marche rapide, sa force l'abandonne. Pour peu que ses mesures
aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse
de cette immense machine; elle se trouve toute à coup réduite
à l'impuissance.
[...]
J'admettrai, du reste, si l'on veut, que les villages et les comtés des États-Unis seraient plus utilement administrés par une autorité centrale placée loin d'eux, et qui leur resterait étrangère, que par des fonctionnaires pris dans leur sein. Je reconnaîtrai, si on l'exige, qu'il régnerait plus de sécurité en Amérique, qu'on y ferait un emploi plus sage et plus judicieux des ressources sociales, si l'administration de tout le pays était concentrée dans une seule main. Les avantages politiques que les Américains retirent du système de la décentralisation me le feraient encore préférer au système contraire.
Que m'importe, après tout, qu'il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j'aie même le besoin d'y songer; si cette autorité, en même temps qu'elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie; si elle monopolise le mouvement et l'existence à tel point qu'il faille que tout languisse autour d'elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ?
Il y a telles nations de l'Europe où l'habitant se considère comme une espèce de colon indifférent à la destinée du lieu qu'il habite. Les plus grands changements surviennent dans son pays sans son concours; il ne sait même pas précisément ce qui s'est passé ; il s'en doute ; il a entendu raconter l'événement par hasard. Bien plus, la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère ne le touchent point ; il pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, et qu'elles appartiennent à un étranger puissant qu'on appelle le gouvernement. Pour lui, il jouit de ces biens comme un usufruitier, sans esprit de propriété et sans idées d'amélioration quelconque. Ce désintéressement de soi-même va si loin que si sa propre sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de s'occuper d'éloigner le danger, il croise les bras pour attendre que la nation tout entière vienne à son aide. Cet homme, du reste, bien qu'il ait fait un sacrifice si complet de son libre arbitre, n'aime pas plus qu'un autre l'obéissance. Il se soumet, il est vrai, au bon plaisir d'un commis; mais il se plaît à braver la loi comme un ennemi vaincu, dès que la force se retire. Aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et la licence.
Quand les nations sont arrivées à ce point, il faut qu'elles modifient leurs lois et leurs moeurs, ou qu'elles périssent, car la source des vertus publiques y est comme tarie : on y trouve encore des sujets, mais on n'y voit plus de citoyens.
[...]
Montesquieu en donnant au despotisme une force qui lui fût propre, lui a fait, je pense, un honneur qu'il ne méritait pas. Le despotisme, à lui tout seul, ne peut rien maintenir de durable. Quand on y regarde de près, on aperçoit que ce qui a fait longtemps prospérer les gouvernements absolus, c'est la religion et non la crainte.
On ne rencontrera jamais, quoi qu'on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre de volontés. Or, il n'y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l'universalité des citoyens.
Il ne dépend pas des lois de ranimer les croyances qui s'éteignent;
mais il dépend des lois d'intéresser les hommes aux destinées
de leur pays. Il dépend des lois de réveiller et de diriger cet
instinct vague de la patrie qui n'abandonne jamais le coeur de l'homme, et,
en le liant aux pensées, aux passions, aux habitudes de chaque jour,
d'en faire un sentiment réfléchi et durable. Et qu'on ne dise
point qu'il est trop tard pour le tenter; les nations ne vieillissent point
de la même manière que les hommes. Chaque génération
qui naît dans leur sein est comme un peuple nouveau qui vient s'offrir
à la main du législateur.»
Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique vol.
1 I,5
On peut également citer Tocqueville (De la démocratie en Amérique tome 2, II,2) où il explique que quand « les devoirs de chaque individu envers l'espèce sont bien plus clairs, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s'étend et se desserre.». Cela montre que faire croire qu'on peut faire porter le fardeau (parfois bien lourd) de l'humanité aux humains est peut-être la meilleure façon de leur retirer la responsabilité envers leur voisin ... c'est à dire d'avoir un effet contraire à celui recherché !
« J'aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui pouvaient lutter séparément contre la tyrannie ; mais je vois le gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à des familles, à des corporations ou à des hommes : à la force quelquefois oppressive, mais souvent conservatrice, d'un petit nombre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous » De la démocratie en Amérique tome 1 Introduction
« Cette forme particulière de la tyrannie qu'on nomme le despotisme
démocratique, dont le moyen âge n'avait pas eu l'idée, leur
est déjà familière. Plus de hiérarchie dans la société,
plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé
d'individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse
confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement
privée de toutes les facultés -qui pourraient lui permettre de
diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus
d'elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la
consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organes ;
pour l'arrêter, des révolutions, et non des lois : en droit, un
agent subordonné ; en fait, un maître. »
A. Tocqueville L'Ancien Régime et la Révolution (1856)
Livre troisième, chapitre III