[Jean Guéhenno] Ce que je crois (1964)

J'ai beaucoup vécu dans ces immenses usines du savoir que sont devenus les lycées et les universités d'aujourd'hui. J'ai même, un temps de ma vie, eu part à la charge d'en surveiller le fonctionnement. Toute la gentillesse des enfants, tout le dévouement des maîtres ont de plus en plus de peine à garder un air d'humanité à l’énorme travail qui s’y fait, à résister à la lourdeur grandissante des programmes qui est celle des choses elles-mêmes à mesure qu’elles sont mieux connues et deviennent matière d'enseignement, à cette mécanisation, à cette industrialisation du savoir qui répond à celle du monde lui-même. Dans cette immense machinerie, on peut craindre que nous ne devenions nous-mêmes machines. Il semble, par comble, que les hommes individuellement, soient menacés de perdre leur monde, à mesure que l'Homme le connaît mieux. Les plus sincères professions de foi humanistes couvrent dans la réalité un enseignement malgré lui de plus en plus utilitaire et " fonctionnel ", selon un mot à la mode, qui, si nous n’y prenons garde, pourra bien fabriquer une nouvelle espèce d'hommes, des robots-savants, d'ailleurs assez efficaces chacun dans son petit quartier, mais déshumanisés. Nous savons telles villes artificielles surgies récemment de la terre où dès maintenant cette sorte de culture industrialisée est parvenue à un point de quasi-perfection. Les hommes y végètent dans un terrible ennui. Quelque suffisance, il est vrai, parfois les console et les aide à se supporter eux-mêmes. Car ces nouveaux métiers, un peu étroits mais puissants et qui peuvent mettre aux mains du premier venu la foudre même de Jupiter, ne rendent pas modeste. Comment être modeste, planté au milieu d'un champ où s'opèrent sur votre ordre des transformations magiques ? Mais ce petit plaisir de vanité ne peut longtemps suffire, et les sorciers s’ennuient. Les soirs sont tristes dans ces cantons du monde abstraits et fantasmagoriques, où il n'y a plus ni ciel, ni étoiles, rien que des lampes qui font de la nuit le jour pour que le travail jamais ne s'arrête.

On peut craindre que la " démocratisation de l'enseignement ", si elle est seulement commandée par le besoin que les États industriels et techniques modernes ont décidément d'intelligence pour leur bon fonctionnement – comme ils ont besoin de fer et d'uranium – ce qui les incite à aller enfin la chercher et la mobiliser où qu'elle soit, et aussi bien chez les pauvres que chez les riches, parce que les pauvres sont plus nombreux – n'aboutisse qu'à une classification professionnelle inhumaine. Il n’est pas sûr qu'un peuple dans sa masse ne perdrait pas autant qu'il gagnerait à cette sorte d'écrémage systématique du meilleur de lui-même. Des technocrates ne pensent qu'au rendement et à l’efficacité, et le monde, sous leur domination, pourrait ne devenir qu’une machine à sous, la hiérarchie, à l'intérieur de la fourmilière, n'être déterminée que par les conformations de nos mandibules et de nos cervelles et leurs aptitudes à certains emplois... Ne nous laissons pas ainsi traiter comme des outils. Savoir, c'est pouvoir, cette grande formule de la Renaissance a été tout le principe de l'action européenne, mais il arrive que nous en perdions l’esprit et l'inspiration, devenus seulement les instruments souvent inconscients de cette frénétique puissance comme désindividualisée. N'importe quel Européen, armé désormais de ses innombrables machines, peut infiniment plus qu'il ne sait. Il n'en est pas pour cela plus malin ni plus libre et il peut être en danger d'abêtissement .

" Nous pouvons être hommes sans être savants ", disait avec simplicité Jean-Jacques [Rousseau] parvenu au sommet de sa méditation, à la plénitude de lui-même et à la joie que lui donnait le sentiment de sa seule existence.

Une vraie démocratisation travaillerait sur la masse même des consciences, tenterait de révéler a chacun toute l'étendue de son être, ferait enfin et partout les efforts qu’on n'a jamais encore faits pour éveiller tous les esprits. II faudrait un peu les tourner vers eux-mêmes. Cette éducation toute désintéressée et intérieure peut seule grandir et élargir la vie des hommes. II ne suffit pas de les préparer à gagner leur vie. Il faudrait leur enseigner à la vraiment vivre après qu'ils l'ont gagnée.

>> entrée du répertoire enjeux philosophiques des OGM

> page d'accueil du site OGM dangers

> la page de notre moteur de recherches