L’ère scientifique est-elle commencée ?

Texte d'une conférence par Robert Oppenheimer (Directeur de l'Institut de la Recherhe Avancée de Princeton et un des fabricants de la bombe atomique, s'étant répandu en lamentations sur ce qu'il avait fait) en 1962. Texte trouvé dans la revue Planète n° 7 (1962). Le gras est de nous

TOUT L’ÉVENTAIL DES SCIENCES N’EST PAS DÉPLOYÉ

« Lorsque Christophe Colomb partit pour la première fois et eut laissé derrière lui le vieux continent, il écrivit sur son livre de bord: « Jésus, Marie, assistez-nous ! » Avait-il peur ? Ou pressentait-il l’irréversible changement que son voyage allait apporter à la civilisation ?

Au milieu de ce siècle, nous aussi, nous éprouvâmes à la fois de la peur et le sentiment que l’homme entrait dans une nouvelle phase de son histoire. Notre présent ne ressemble plus au proche passé, et l’avenir est entièrement neuf. Comment ne ressentirions-nous pas quelque appréhension? Notre nouveau savoir a quelque chose de déraciné. Même en science pure, indépendante de tout souci d’implication technique, une découverte est source d’angoisse. Je me souviens que Niels Bohr me disait un jour : « Quand il me vient une idée, il me vient aussi une envie de suicide. »

Dans les anciennes sociétés, le rôle de la tradition était souvent d’empêcher l’assimilation de toute nouveauté. Dans le monde d’aujourd’hui, la tradition qui se fonde est la tradition d’innover, et nous assistons à des bouleversements sans précédent dans l’histoire. La plus grande part de ces bouleversements est imputable à la science. J’emploie le terme dans son sens le plus large, qui inclut aussi bien les sciences humaines que les sciences naturelles, c’est-à- dire celles qui traitent d’un sujet dont il est possible de parler objectivement. Mais nous devons nous souvenir que la science a deux aspects. L’un qui est la quête de la vérité, la recherche d’une connaissance de la nature et de nous-mêmes en tant que partie de la nature.

L’autre qui, source de la technologie, veut le pouvoir de changer le monde et de répondre à nos besoins réels ou artificiels. Ainsi donc, notre ère est l’ère de la science. Mais non pas encore de toutes les sciences, je tiens à le dire. Tout l’éventail n’est pas encore déployé. Je suis convaincu que plusieurs domaines nous ont encore échappé. Par exemple, je pense que des études sur le psychisme donneront naissance, non à une, mais à plusieurs sciences nouvelles. Tant que celles-ci (et d’autres, imprévisibles) ne seront pas nées, nous ne pourrons déclarer que nous vivons déjà un âge pleinement et vraiment scientifique.

UNE CONSCIENCE ACTIVE DU PROGRÈS HUMAIN

Au sens moderne du mot, les sciences étaient absentes des civilisations primitives et, même dans la culture européenne, elles n’apparurent que très lentement. Leur caractère essentiel, à mes yeux, est celui de l’irréversibilité des découvertes qui rend la connaissance accumulative. A ce propos, je tiens à faire deux remarques.

De nombreux savants parlent de débarrasser le monde des armes atomiques. Je suis, sur le principe, d’accord. Mais nous n’avons pas la possibilité de recréer le monde d’il y a vingt ans. Les hommes savent désormais comment fabriquer de telles armes. Ce savoir redoutable ne pourra plus jamais être rejeté ni oublié. Toutes les démarches que nous pouvons entreprendre dans une perspective de désarmement doivent être conduites à la lumière de ce fait.

Ma seconde remarque est celle-ci:

On croyait naguère que l’homme vivait au centre du monde physique. Il avait une place privilégiée dans l’univers. Son importance ne pouvait être mise en cause. Nous savons aujourd’hui quelle est la place de la terre dans le système solaire et parmi les milliards de galaxies. Jamais plus la dignité et la responsabilité de l’homme dans l’infiniment vaste création ne pourront être fondées sur son caractère central et microcosmique.

Enfin, je me pose une question: pourquoi l’ère scientifique a-t-elle commencé en tel lieu et en telle époque? Aucune des grandes civilisations précédentes n’a manqué de curiosité et du goût de disserter sur les effets et les causes. Les Grecs inventèrent la rigueur des mathématiques et de la logique. Ils firent des expériences. Ils possédaient une technologie poussée que l’on vient récemment de découvrir. Ils pensaient que le savoir est un bien. Cependant, ni eux ni leurs successeurs n’ont su promouvoir l’esprit scientifique. Il me semble raisonnable de supposer que ce qui manquait partiellement à la société grecque, comme à la société chinoise, et totalement à la société indienne, c’était une conscience active du progrès humain.

Ce fut l’idée qu’il est souhaitable d’améliorer les conditions de vie sur Terre, fructifiée par la redécouverte de la pensée classique, qui ouvrit la voie à l’esprit scientifique. La Renaissance voit le début d’une nouvelle physique et d’une nouvelle astronomie et inaugure lentement l’ère moderne. Ces lents débuts, aboutissant aux grandes figures de Kepler et de Newton, entraînèrent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la formation d’associations de chercheurs travaillant en équipe à une plus grande connaissance de l’homme et du monde. Ce développement, qui fut le plus consciemment vécu dans la France du XVIIIe et qui contribua à la naissance des États-Unis, associa la science à des bénéfices d’ordre pratique et le progrès à l’idée de fraternité universelle. Voilà aujourd’hui notre héritage. Voilà notre tradition. Il n’en est point d’autre pour l’homme présent, et il s’en doit montrer digne.

Cette tradition nous enseigne que nous vivons dans un monde composé non pas d’une élite de quelques centaines ou quelques milliers d’individus, mais de plusieurs milliards de frères. La tentation est grande de réduire le monde à une petite communauté de responsables qui aurait un arrière-goût de société secrète. Je souhaite que nous ne cédions jamais à cette tentation et que nous autres, gens avertis, laissions notre société, son travail, sa puissance et son honneur ouverts à tous.

93 % DES DÉCOUVREURS SONT VIVANTS

Pour se rendre compte du formidable développement des sciences, il suffit de songer à la masse de publications et au nombre d’hommes qui consacrent aujourd’hui leur vie à la recherche. On a calculé que, depuis cent cinquante ans, nos connaissances se trouvent multipliées par deux tous les dix ans.

Nous publions aux États-Unis un Journal des Sciences physiques fondamentales. Un de mes amis a compté que, si ce journal continue de s’accroître comme il le fait depuis 1945, il pèsera plus lourd que la Terre en l’an 2000!

Songez enfin à tous les hommes qui, au cours de l’Histoire, ont apporté des choses nouvelles dans le domaine des sciences et des inventions. De tous ceux-là, 93 % sont actuellement vivants.

Voilà qui signifie que, pour être conscient et actif dans un domaine scientifique, un homme mûr doit connaître aujourd’hui quantité de sujets dont il n’était pas même question au temps où il était étudiant. Pour un homme de cinquante ans, presque tout ce qu’il faut savoir a été découvert depuis la fin de ses études.

Si j’imagine le futur, je ne vois pas le savoir continuer de doubler tous les dix ans, comme cela se produit depuis un siècle et demi. Cependant, il semble certain qu’il demeurera proportionnel à la masse de la communauté humaine, laquelle ne cesse de croître. Finalement, les hommes qui ne sont pas des scientifiques professionnels ont deux voies clairement ouvertes devant eux. Ils peuvent soit se spécialiser dans une technique, soit acquérir la plus large étendue possible de connaissances générales. Ils peuvent aussi, bien entendu, faire les deux. A ce titre seulement, ils peuvent s’estimer capables de jouer un rôle dans ce monde en mutation.

Pour nous, hommes de science, la spécialisation est une obligation. Nul homme ne peut plus embrasser la totalité d’une connaissance qui ne vit plus qu’à travers des communautés de spécialistes unissant leurs efforts. Nous avons entre nous de chaleureuses relations professionnelles, même si nous ne sommes pas des amis, même si un rideau de fer nous sépare. Nous nous connaissons les uns les autres et nous éprouvons de la reconnaissance pour tous ceux qui nous aident. Nous vivons, professionnellement, dans une atmosphère de cordialité, d’intimité intellectuelle, de chaleur. Et ceci nourrit en nous de grands espoirs. Tout notre vœu est que ces liens ainsi formés entre tous les chercheurs du monde se trouvent sans cesse renforcés: c’est la garantie de la paix. [quel rapport ?]

A ceux qui ne sont pas des scientifiques, j’affirmerai que la spécialisation qui, en science, est la meilleure et la pire des choses, est carrément mauvaise dans les autres domaines de la pensée. J’affirmerai que la philosophie n’est pas une affaire de spécialistes mais une affaire d’hommes. Comme l’art n’est pas seulement fait pour les artistes, mais pour toute l’humanité.

Ainsi, les problèmes de la communication, c’est-à- dire de l’échange des informations, se posent de manière urgente. Ils se posent, non seulement entre les sciences et la société, mais aussi entre les sciences elles-mêmes. Et cette communication implique un développement accéléré de l’enseignement, par tous les moyens. Si nous voulons étendre et augmenter la connaissance générale, il nous faut trouver de nouvelles façons de parler et de penser pour assimiler les nouvelles découvertes. Et la règle exige que le langage soit simple, que les termes soient tels que toutes les intelligences soient atteintes.

LA RECHERCHE ET LA LIBERTÉ

Einstein disait un jour qu’une grande théorie physique n’est pas déterminée par les faits de la nature, mais qu’elle est une libre création de l’esprit humain. Il voulait ainsi apporter un correctif à l’idée qu’une théorie est seulement un résumé de faits ordonnés. En réalité, une théorie est une interprétation libre d’un ordre et de lois. Mais encore faut-il s’entendre sur cette liberté. A l’origine, les penseurs étaient libres de poser leurs questions, de choisir leur impact pour interroger la nature, et, à partir de ce choix, de fabriquer des instruments et des machines destinés à recueillir les réponses. Nous sommes moins libres, parce que la science, en se développant, s’est orientée dans un certain nombre de voies dont il est impossible au chercheur de sortir. Chaque investigation entraîne une action, chaque action implique un choix, et, le choix fait, il n’est plus question de le remettre en cause. Pour découvrir un sens à une chose, il faut laisser de côté beaucoup d’autres choses. Et sans doute la science actuelle ne nous permet-elle d’interroger qu’une partie du monde extérieur. En regard de cette infinie variété du monde extérieur, il nous faut convenir que le développement de la science ne fait que commencer, et que le Tout n’est pas appréhendé. Ce que je dis là ressort moins de la mystique que de la simple modestie.

NOUS NOUS SOMMES APPAUVRIS SUR LES PLANS ÉLEVÉS

J’en arrive maintenant à mon dernier propos. Je voudrais parler des relations entre les modifications considérables, sans précédent, de notre savoir et du monde, et notre tradition humaniste. Cette tradition et cette culture humanistes dépendent à la fois de la circulation des idées dans la masse et de l’esprit qui anime les groupes qui participent à la découverte et à l’application des nouvelles connaissances. C’est aux membres des professions clés, à tous ceux qui remplissent des devoirs majeurs, qu’il appartient de préserver, d’élargir et de transmettre les connaissances humaines. C’est à eux de faire constamment la distinction entre le bien et le mal et de la rendre manifeste. Des phrases comme: «Aime ton prochain » ou « Connais-toi toi-même » ne sont pas objectives au sens où nous employons ce terme en science. Mais il est de première importance pour la santé d’une société et d’une culture qu’elles n’appartiennent pas à la subjectivité d’une élite, qu’elles aient une signification pour tous les hommes.

C’est pour moi une source d’angoisse de voir s’émousser la tradition humaniste commune à toute une civilisation, à mesure que se développe le progrès scientifique et que foisonnent les problèmes nouveaux. Notre tradition commune, notre morale commune, notre vision commune de la liberté et de la dignité humaines, sont érodées par les changements qui surviennent dans les institutions, les formes de nos sociétés, par l’explosion brusque des connaissances et des techniques. Je vois, par exemple, avec consternation que, lorsque nous abordons les questions relatives au développement d’un super-armement, les ressorts de notre attitude humaniste traditionnelle ne jouent plus, ou presque plus.

Je le dis: nous sommes appauvris sur les plans élevés, ceux de la spiritualité, d’où un homme tire sa vraie force et sa vraie perspicacité. Et, cependant, qui de nous n’a soif de noblesse? Qui de nous n’a soif de ces paroles hautes et rares, et de ces faits plus rares encore à travers lesquels la simplicité s’harmonise avec la vérité ?>

Pour nous autres, gens de science, des devoirs s’imposent, au-delà de l’exercice de notre profession. Nous avons l’obligation de jouer un rôle dans le maintien ou l’adaptation des institutions humaines. Nous avons, au besoin, l’obligation de les reconsidérer, afin qu’elles soient davantage marquées par des impératifs éthiques sans lesquels il n’y a pas de vrais hommes.

Dans ce vaste monde en transformation, riche de réalisations sans précédent, soumis à des rythmes et des tensions énormes, hanté par la nostalgie d’une époque où les choses étaient plus familières, nous avons un double devoir : celui de travailler à développer notre habileté dans la spécialité que nous avons choisie, et celui de demeurer ouverts à ce qui dépasse cette spécialité et concerne le destin de l’humanité tout entière.»

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